L'idée que le travail et l'industrie constituent, d'une certaine façon, une continuation de la guerre par d'autres moyens est au centre du positivisme d'Auguste Comte. "Il n'y a que deux buts d'activité possibles pour une société - écrit-il ainsi - ce sont l'action violente sur le reste de l'espèce humaine, ou la conquête, et l'action sur la nature, pour la modifier à l'avantage de l'homme, ou la production (...). Le but militaire était celui de l'ancien système, le but industriel est celui du nouveau" (Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822). Nietzsche avait donc parfaitement saisi le lien moderne entre l'idéal pacifiste et la guerre contre la nature lorsqu'il écrivait (Aurore, § 173) que dans une société "qui adore la sécurité comme la divinité suprême", le travail constitue nécessairement "la meilleure des polices". Notons que Polanyi propose, à ce sujet, une analyse très intéressante des conditions d'apparition de la politique capitaliste, au début du XIXe siècle : "Nous avançons que le facteur entièrement nouveau fut l'apparition d'un parti de la paix (peace interest) très actif. Traditionnellement, un parti de ce genre était considéré comme étranger au domaine du système étatique. La paix, avec ses conséquences pour les arts et métiers, était à mettre au rang des simples ornements de la vie. L’Église pouvait prier pour la paix comme elle l'eût fait pour une riche moisson, mais, touchant à l'action de l’État, elle n'en soutenait pas moins l'intervention de l'armée. Les gouvernements subordonnaient la paix à la sécurité et à la souveraineté, c'est-à-dire des objectifs qui ne pouvaient être atteints que par des moyens extrêmes. On tenait peu de choses pour aussi préjudiciables à une communauté que l'existence en son sein d'un intérêt de paix organisé. Encore dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau s'en prenait aux gens de négoce pour leur manque de patriotisme, car il les suspectait de préférer la paix à la liberté. Après 1815, le changement est soudain complet. Les remous de la Révolution française renforcent la marée montante de la Révolution industrielle pour faire du commerce pacifique un intérêt universel. Metternich proclame que ce que veulent les peuples de l'Europe, ce n'est pas la liberté, c'est la paix. Gentz traite les patriotes de nouveaux barbares. L’Église et le trône entreprennent la dénationalisation de l'Europe. Ils tirent argument à la fois de la férocité de la guerre sous ses nouvelles formes populaires et de la valeur tellement plus grande de la paix pour les économies naissantes."
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal