De Victoire je ne garderais que des souvenirs de bouffe. Nous avions passé l'année dans des restaurants. Autrefois, pour séduire les femmes ou les garder, il fallait les emmener au théâtre, à l'Opéra ou en barque sur le lac du bois de Boulogne. A présent, les théâtres étaient subventionnés, les opéras embastillés, et le Bois avait perdu l'essentiel de son charme. Désormais il fallait subir le Restaurant. On devait regarder l'objet de son désir mastiquer des rognons de veau, la créature de ses rêves hésiter entre un morceau de camembert ou un quartier de brie bien coulant, la divine beauté victime de gargouillis intestinaux. La déglutition remplaçait les baisers, les bruits de fourchette supplantaient les déclarations.
Que restait-il à l'heure des amours mortes ? Des souvenirs gastriques. Gloria me rappelait la tarte aux fraises à la crème Chantilly, Léopoldine avait failli s'étrangler avec un pépin de melon, Margarita était soûle au troisième verre de tavel. Adieu les cavatines ! De Victoire ne demeuraient en somme que des mémoires indigestes.
Frédéric Beigbeder, Mémoires d'un jeune homme dérangé