Aujourd'hui, dans la sécurité et la paix extraordinaires où je vis, mon expérience de la taïga sibérienne m'inspire quelques réflexions. A notre époque, chez tout individu sain de corps et d'esprit plongé dans l'adversité, on voit resurgir les instincts de l'homme primitif, chasseur et guerrier, ces instincts nécessaires à sa lutte contre la nature. L'homme cultivé à cette supériorité sur l'être inculte qu'il possède pour triompher deux armes irremplaçables : la science et la volonté. Mais l'homme cultivé paie cher ce privilège : rien n'est plus affreux dans la solitude absolue que la conscience même de cet isolement, loin de toute société humaine, là où n'ont plus cours aucune valeur esthétique, aucune loi morale. La faiblesse et la folie peuvent en un instant s'emparer de cet homme, le pousser inéluctablement vers la destruction. J'ai passé des jours affreux à combattre le froid et la faim, mais j'ai passé des jours plus terribles encore à lutter de toute ma volonté contre les pensées déprimantes et délétères. Leur simple souvenir me glace le coeur et, tandis que je les revis avec acuité en écrivant le récit de mes épreuves, ils me plongent de nouveau dans un état de terreur. Je ne peux m'empêcher de penser que les pays parvenus à un très haut degré de civilisation négligent par trop cet aspect de l'éducation qui rend l'homme apte, quand il est réduit aux conditions primitives de l'existence, à lutter contre la nature et à assurer sa propre survie. C'est pourtant la seule façon de développer une génération nouvelle d'hommes sains et forts dont la volonté et les muscles de fer s'allieraient en même temps à une âme sensible.
La nature détruit le faible mais elle aide le fort ; enfin et surtout, elle éveille au fond de l'âme des émotions incapables d'éclore dans les conditions de vie de nos cités modernes.
Ferdynand Ossedowski, Bêtes, Hommes et Dieux