Au cours des semaines suivantes la psychose ne diminua pas, elle eut même tendance à augmenter. Sans cesse maintenant dans les journaux c'étaient des profs poignardés, des institutrices violées, des camions de pompiers attaqués aux cocktails Molotov, des handicapés jetés par la fenêtre d'un train parce qu'ils avaient "mal regardé" le chef d'une bande. Le Figaro s'en donnait à cœur joie, à le lire chaque jour on avait l'impression d'une montée inexorable vers la guerre civile. Il est vrai qu'on rentrait en période pré-électorale, et que le dossier de la sécurité semblait être le seul susceptible d'inquiéter Lionel Jospin. Il paraissait peu vraisemblable, de toute façon, que les Français votent à nouveau pour Jacques Chirac : il avait vraiment l'air trop con, ça en devenait une atteinte à l'image du pays. Lorsqu'on voyait ce grand benêt, les mains croisées derrière le dos, visiter un comice agricole, ou assister à une réunion de chefs d’État, on en ressentait une sorte de gêne, on avait de la peine pour lui. La gauche, effectivement incapable d'endiguer la montée de la violence, se tenait bien : elle jouait profil bas, convenait que les chiffres étaient mauvais, voire très mauvais, invitait à se garder de toute exploitation politicienne, rappelait que la droite en son temps n'avait pas fait mieux. Il y eut juste un petit dérapage, avec un éditorial ridicule d'un certain Jacques Attali. Selon lui, la violence des jeunes des cités était un "appel au secours". Les vitrines de luxe des Halles ou des Champs-Élysées constituait, écrivait-il, autant d'"étalages obscènes aux yeux de leur misère". Mais il ne fallait pas oublier que la banlieue était aussi "une mosaïque de peuples et de races, venus avec leurs traditions et leurs croyances pour forger de nouvelles cultures et pour réinventer l'art de vivre ensemble". Valérie me jeta un regard surpris : c'était bien la première fois que j'éclatais de rire en lisant L'Express.
Michel Houellebecq, Plateforme