Gehlen dénonce l'effondrement de la culture en Occident, laissant la place à un monde où la cruauté s'unit avec le bien-être matériel. En effet, l'homme est naturellement chaotique. "L'instabilité intérieure de la vie pulsionnelle humaine apparaît sans limites. Ce sont des formes d'inhibition rigides et toujours limitatives, découvertes par l'expérience au cours des siècles et des millénaires, comme le droit, la propriété, la famille monogamique, la division précise du travail, qui ont imposé leur marque à nos pulsions, et à nos pensées, qui les ont façonnées selon les hautes exigences exclusives et sélectives que nous appelons la culture. Ces institutions, le droit, la famille monogamique, la propriété ne sont nullement naturelles et sont très fragiles. Tout aussi peu naturelle est la culture de nos instincts et de nos pensées qui doit bien plutôt être rigidifiée, soutenue et tirée vers le haut par l'action extérieure de ces institutions. Et si l'on retire ces appuis, nous retournons très vite à la primitivité."
"Quand les sécurités, les stabilisateurs que contiennent les traditions établies tombent et sont détruites, notre comportement perd toute forme, il est déterminé par les affects, devient pulsionnel, imprévisible, on ne peut se fier à lui. Et dans la mesure où normalement le progrès de la civilisation exerce une action destructrice, c'est-à-dire qu'il érode les traditions, les droits, les institutions, il rend l'homme naturel et le rend primitif et le rejette à l'instabilité naturelle de sa vie instinctive. Le mouvement conduisant à la décadence est toujours naturel et vraisemblable, le mouvement vers la grandeur, l'exigence et le catégorique est toujours imposé, difficile et invraisemblable. (...) La culture est l'invraisemblable, c'est-à-dire le droit, la moralité, la discipline, l'hégémonie de la morale. (...) Quand les jongleurs intellectuels, les dilettantes, s'imposent au premier plan, quand souffle le vent de la pitrerie universelle, les institutions les plus anciennes et les corporations professionnelles rigides se défont elles aussi, le droit devient élastique (laxiste), l'art nervosité, la religion sentimentalité. Alors l’œil expérimenté aperçoit sous l'écume la tête de Méduse, l'homme devient naturel et tout devient possible" (voir les crimes de masse du XXe siècle). "Il faut alors dire : retournons à la culture !" car nous retournons vers une nature chaotique, celle "de la faiblesse de la nature humaine qui n'est pas protégée par des formes strictes".
Après les racines et les valeurs culturelles, voyons ce qu'il en est dans le domaine du sacré et de la religion. Tocqueville a montré comment le socle religieux permettait à la démocratie américaine de fonctionner. L'oligarchie au service de l'arraisonnement utilitaire se méfie du religieux et veut le cantonner à la sphère intérieure de l'individu. Il importe que l'homme soit centré sur son ego, sur ses plaisirs et qu'il soit ainsi un consommateur parfaitement inoffensif. On a vu comment un candidat à la commission européenne Rocco Butiglione a été éliminé pour avoir fait savoir ses convictions religieuses ! Le sacré est quelque chose qui peut s'opposer à l'interchangeabilité des hommes et doit donc être éliminé ou cantonné dans la sphère privée. Par ailleurs, dès lors que l'utilitarisme règne, tout sens du sacrifice lié au sacré est quelque chose de parasite qu'il convient de marginaliser. Le sacré doit disparaître car le prosaïque, avec le Gestell, devient totalitaire.
Enfin, si la démocratie est fondée sur des racines nationales, des valeurs morales transcendantales et un sens du sacré, elle repose aussi sur l'idée du citoyen responsable, qui veut participer au destin de sa patrie. Or, on n'a plus besoin d'une démocratie de citoyens et le citoyen est prié de devenir un simple spectateur des médias. Les politiciens deviennent des pitres, des comédiens pour amuser la galerie. Les choses sérieuses relèvent d'une "gouvernance" réservée aux experts. C'est d'ailleurs une telle gouvernance d'experts achetés d'avance qui nous a menés à la grande crise financière venue des États-Unis ! La gouvernance d'antichambres se substitue au pouvoir des chambres. Nos régimes ne sont parlementaires que de façon fictive. La réalité du pouvoir est dans les mains du seul exécutif, qui a vassalisé le parlement et qui gouverne en réseau avec les patrons des puissants lobbies syndicaux, patronaux, cultuels et culturels. Dans cet esprit, la démocratie directe n'est pas envisagée car elle risquerait de mettre en échec, non le pouvoir des chambres parlementaires qui est réduit, mais le pouvoir bien réel des antichambres et des lobbies.
Yvan Blot, L'oligarchie au pouvoir