En ce qui me concerne, curieusement, je n'avais pas peur. Il est vrai que j'avais peu de contact avec les hordes barbares, sinon occasionnellement lors de la pause déjeuner, lorsque j'allais faire un tour au forum des Halles, où la subtile imbrication des forces de sécurité (compagnies de CRS, policiers en tenue, vigiles payés par l'association des commerçants) éliminait en théorie tout danger. Je circulais donc, dans la topographie rassurante des uniformes ; je me sentais un peu comme à Thoiry. En l'absence des forces de l'ordre, je le savais, j'aurais constitué une proie facile, quoique peu intéressante ; très conventionnel, mon habillement de cadre moyen n'avait rien qui puisse les séduire. Je ne ressentais de mon côté aucune attirance pour ces jeunes issus des classes dangereuses ; je ne les comprenais pas, ni ne cherchais à les comprendre. Je ne sympathisais nullement avec leurs engouements, ni avec leurs valeurs. Je n'aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3 ; je n'avais jamais réussi même à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j'avais évidemment tort. J'en avais conscience : ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devaity avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j'étais le seul à ne pas la percevoir ; il s'agissait d'une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s'ériger en expert de la peinture post-impressionniste ? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d'une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau ; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales ; il suffisait en somme de rectifier son mode d'expression inadéquat.
Michel Houellebecq, Plateforme