C'était quelques jours avant Noël . Une petite bruine poisseuse faisait courber les dos et presser l'allure des passants devant ce bar presque désert, situé en face de la gare de Caen où nous avions rendez-vous. La nuit tombait doucement, enveloppant la place d'une atmosphère un peu glauque. Drôle d'endroit pour une rencontre, me disais-je. Mais cela avait paru le plus simple à la jeune femme qui me rejoindrait sitôt sortie du boulot. Elle est arrivée comme une petite tornade, les quenottes en avant, des taches de rousseur piquetées sur le nez, une mousse de cheveux roux. Une gamine, avec un sourire à fossettes et un regard bien franc, qui semblait s'être tout juste échappée du lycée. A la question sur son âge, elle répondit 20 ans. Mais se reprit aussitôt : "Non, en fait c'est 24 ans et demi. Mais je me sens 20 ans. Ma vie s'est arrêtée à 20 ans. Je reste bloquée en 2008, l'année où a été tué l'homme de ma vie qui avait lui aussi 20 ans. Je n'ai que faire de ces quatre années supplémentaires. Et de toutes les autres d'ailleurs."
L'assurance du propos contrastait avec son allure enfantine. Et c'est avec détermination qu'Aurélie avait accepté le rendez-vous pour évoquer le caporal Damien Gaillet, ce garçon facétieux aux yeux bleus rencontré sur les bancs de sa classe de cinquième, et avec qui elle avait imaginé créer un jour une famille, mais qui n'avait pas réchappé de sa première mission en Afghanistan. "Je n'en parle plus guère, je garde tout mon chagrin en moi. Je ne veux pas que ma mère s'inquiète, encore moins que mes collègues s'apitoient. Je ne veux pas qu'on me console. Juste rester dans mon monde. Et mon monde, c'est Damien." Il avait toujours voulu être militaire. Comme son grand-père, ancien combattant en Algérie, auquel il était profondément attaché. C'est d'ailleurs à la mort de ce dernier, en 2007, qu'il avait abandonné ses études et s'était prématurément engagé au 8e régiment de parachutistes d'infanterie de marine de Castres, dans le Tarn. (...)
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