C'est le titre d'un des chapitres de l'excellent ouvrage du philosophe Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure (PUF, 2004). Selon lui, "l'ancienne culture de l'âme, celle de Cicéron, de Montaigne ou de Pascal, qui définissait les traits universels de l'honnête homme, a été vidée de sa substance pour se réduire à la culture formelle de cet être nouveau : l'homme des masses (...) un type d'homme hâtivement bâti sur quelques pauvres abstractions qui ne se définit plus à ses propres yeux par sa pensée, mais par ses appétits indiscernables de ceux des des autres hommes masses." Citant Otega y Gasset, Mattéi ajoute : "alors que l'homme de la culture classique, l'homme civilisé, cherche à s'enrôler au service d'une règle qui lui est extérieure, qui lui est supérieure, l'homme masse se satisfait d'une vie médiocre ou inerte qui, statiquement, le referme sur elle-même, se condamne à une perpétuelle immanence." Signe de tout cela : le loisir (entertainment) se substitue à la culture.
La colonne est pour Mattéi le symbole de la culture : "il y a plusieurs façons d'attenter à la noblesse d'une colonne, c'est-à-dire de l'ordre qui, depuis les temples doriques, régit l'architecture de pierre comme l'architecture d'esprit de l'Europe. On peut la jeter dans la fange du mépris et rester indifférent à son élévation qui exalte le ciel ; on peut la maculer d'un tag rageur qui dit toute la détresse de la terre.
On peut la souiller d'une parole qui est un affront à la langue des dieux ; on peut enfin la dénigrer par la pensée en oubliant qu'elle a été édifiée à la mesure de l'homme. A chaque reprise, la barbarie du regard ou du geste récuse dans la colonne toute la puissance du temps et toute la mémoire du monde. Aussi Zarathoustra demande-t-il à son compagnon de ne pas se détourner du miroir de sa propre grandeur et d'acquiescer à la venue de la beauté : "tu dois imiter la vertu de la colonne : elle devient toujours plus belle et plus fine à mesure qu'elle s'élève mais plus dure et plus résistante intérieurement." L'impératif de Nietzsche est l'impératif du monde dont le temple ordonné par le nombre et les proportions de ses colonnes recueille le sens du sacré qui prendra plus tard le nom de culture. Pour toutes les grandes civilisations de l'Inde à l’Égypte, des Grecs aux Romains ou aux Mayas, la colonne a été le symbole premier de l'élévation de l'homme à la hauteur du divin."
"Une grande partie de la culture contemporaine a rejeté la vertu de la colonne nitzschéenne l'appel à l'élévation dans son désir d'avilir et de souiller le visage de l'homme."
"Les hauteurs (Deleuze et Guattari) s'étonnent que l'arbre et donc la colonne aient dominé la culture de l'Occident : les colonnes doriques du Parthénon ou les colonnes gothiques de Notre Dame, l'arbre de la vie et l'arbre de la connaissance, les colonnes d'Hercule et les colonnes de Buren. Mais c'est ainsi : les barbares n'aimes pas les arbres : ils préfèrent aux forêts et aux champs les steppes et les déserts qui tracent l'horizon sans dresser de hauteur ou encore les plateaux où ils peuvent nomadiser sans jamais prendre souche et monter au soir leur regard vers le ciel. Que reste-t-il alors de la culture de l'Occident, toute hauteur abolie, lorsqu'on a détruit le fût de la colonne et déraciné le tronc de l'arbre ?""Privé du sens de la hauteur l'être humain s'affaisse sur lui-même, s'ensable et se décompose comme si on lui avait ôté sa colonne vertébrale pour le réduire à l'état de sujet rampant et nauséeux."
La culture produit aujourd'hui des êtres à carapace, durs à l'extérieur mais mous et gluants à l'intérieur. L'intelligence analytique sert à détruire le monde affectif au profit des seuls instincts reptiliens.
La culture traditionnelle bâtit un monde, ordonné, séparé et autonome. Comme ouverture d'un monde, la culture véritable est toujours élévation.
Mattéi cite la crise de la culture de Hannah Arendt où elle explique : "ce n'est pas l'intérêt mais le goût qui juge de ce que l'on appelle la culture, car la culture dans tous les sens du terme, n'a aucun intérêt et elle n'a aucun intérêt parce qu'elle a de par elle-même un monde (...) le goût suspend la subjectivité pour permettre à l'homme d'entrer dans le monde commun du sens où il rencontre le goût des autres hommes. C'est bien le partage des œuvres qui nous appelle au monde de la culture en nous arrachant aux processus de la vie sociale (arraisonnement utilitaire !) et aux cycles de la vie corporelle tout en nous imposant la sagesse de ses limites. Tout en effet n'est pas œuvre tout n'est pas sens, tout n'est pas beau !"
Yvan Blot, L'oligarchie au pouvoir