Dans sa lettre à Humphry House du 11 avril 1940, George Orwell résume ainsi sa position sur le socialisme : les intellectuels anglais - écrit-il - "ont été contaminés par la conception marxiste, foncièrement mécaniste, qui veut qu'une fois accompli le progrès technique nécessaire, le progrès moral suive de lui-même. Je n'ai jamais accepté cette thèse (...). Il y a un an, je me trouvais dans les montagnes de l'Atlas et, regardant les villages berbères, l'idée me vint que nous avions, peut-être, mille ans d'avance sur ces gens, mais que nous n'étions pas mieux lotis, et somme toute peut-être moins bien. Nous leur sommes inférieurs physiquement et nous sommes, à l'évidence, moins heureux qu'eux. Nous sommes simplement parvenus à un point où il serait possible d'opérer une réelle amélioration de la vie humaine, mais nous n'y arriverons pas sans reconnaître la nécessité des valeurs morales (common decency) de l'homme ordinaire. Mon principal motif d'espoir pour l'avenir tient au fait que les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral".
La dimension "conservatrice" du socialisme orwellien apparaît ici dans sa clarté première. Son véritable est bien moins la nostalgie d'un monde disparu qu'une opposition résolue au pessimisme moral des Modernes. C'est ce refus constant de noyer l'"homme ordinaire" (common man) dans les eaux glacées du calcul égoïste qui permet à Orwell de critiquer à la fois le libéralisme et le totalitarisme. On a insuffisamment souligné, de ce point de vue, que ces deux idéologies rivales s'appuyaient sur une même vision négative de l'homme forgée, comme on l'a vu, dans les conditions du XVIIe siècle européen. Ce n'est qu'en référence à ce point de départ commun qu'il est philosophiquement possible d'appréhender leurs différences réelles.
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal