La langue française est menacée et attaquée de toutes parts. Nous en faisons l’expérience à longueur de journée. Pour quiconque reste un peu sensible à la justesse, à la précision du vocabulaire et à la correction de la syntaxe, ouvrir un journal, allumer un récepteur de radio ou de télévision, lire dans la rue certaines affiches, parler avec un commerçant, un banquier, un balayeur ou un ministre est devenu une épreuve qui exaspère les uns, accable les autres et ne peut laisser personne indifférent.
Il y a à peine un demi-siècle, dans les microphones de ce qu’on appelait alors la Radiodiffusion-Télévision française, un présentateur tel que Léon Zitrone maniait encore avec aisance l’imparfait du subjonctif. Les instituteurs et les professeurs apprenaient à leurs élèves l’orthographe et la grammaire. Le monde de la finance, celui des sciences, de la médecine, utilisaient des mots français, compris de tous. Aucun publicitaire n’aurait osé, ni même songé, à imposer sur le sol français l’usage exclusif d’une langue étrangère, comme cela fut décidé à Cannes en 1996 dans l’enceinte du festival international de publicité. Je n’ai pourtant pas le souvenir que la fidélité à notre idiome, en ce temps-là, ait terni le moins du monde notre rayonnement économique, scientifique et culturel, empêché aucune alliance d’intérêts avec d'autres pays, ni entravé la circulation des biens à l’intérieur de nos frontières.
Que s'est-il donc passé depuis, pour qu'une majorité de nos compatriotes, entraînés par le mauvais exemple des nouvelles classes dirigeantes, renoncent à un apprentissage convenable de leur langue et abandonnent celle-ci peu à peu au bénéfice de l'anglais ?
Plusieurs causes internes et externes, que nous avons maintes fois analysées avec le sentiment assez décourageant de bavarder dans le désert, se sont conjuguées et continuent d'agir ensemble pour produire cet effet désastreux. Il ne s'agit pas seulement de ces utopies soixante-huitardes qui ont transformé le champ autrefois fertile de nos humanités en un laboratoire permanent d'expériences chaotiques, se supplantant les unes les autres sans jamais admettre leur faillite ; ni du snobisme assez débile des élites parisiennes, jargonnant entre elles un anglais de cuisine pour se distinguer du vulgaire comme Diafoirus le latin ; ni même de ces flux migratoires incontrôlés qui sont autant de torrents propres à emporter les digues de notre grammaire, fût-elle élémentaire. Notre réflexion aujourd'hui est invitée à se porter vers un point plus excentré, vers une tendance encore plus générale et qui relève de ce qu'on nous autorisera à nommer, en détournant légèrement le mot de son sens premier, la "géolinguistique", non comme étude géographique des langues, mais comme une branche encore insuffisamment prise en compte de la géopolitique.
La géolinguistique ainsi désignée pourrait se définir sous les espèces d'un appareil de moyens d'ordre linguistique, destinés à atteindre un résultat d'ordre politique ; et aussi sous l'aspect des effets que peut subir une langue par l'action – volontaire ou non – d'une politique. Ces moyens, ces effets sont loin d'être négligeables ; ils sont même, à certains égards, primordiaux, et l'on doit s'étonner qu'il se trouve si peu d'observateurs de la chose publique pour y prêter attention.
Hormis les divers événements, circonstances ou états d'esprit auxquels nous avons fait allusion, que s'est-il donc passé d'assez important, durant ces cinquante années, pour que l'abaissement de notre langue amène des membres du gouvernement de la France, pourtant garants de l’usage du français « langue de la République », à recommander de « ne plus considérer l'anglais comme une langue étrangère » sur notre propre territoire ? Qu'est-il arrivé pour que des savants français se croient obligés de décrire en anglais leurs découvertes, quitte à en être dépossédés plus vite, pour que l'État ait accepté de marginaliser ipso facto le français dans la procédure de dépôt des brevets en signant le protocole de Londres, pour que l’un de nos plus grands aéroports, celui de Lyon, ait tenté de se baptiser Lyon Airport ?
Il s’est produit deux événements majeurs : la dislocation de l’empire soviétique, qui formait contrepoids à l’impérialisme hégémonique des États-Unis, et la construction européenne, cristallisée autour du funeste traité de Maëstricht, qui a révélé clairement les visées fédéralistes du super-État artificiel, ou plutôt de l’hypermarché global, destiné par ses concepteurs, dès l’origine, à s’établir sur les ruines de nos nations.
À l’évidence, la transformation de la planète en un immense réseau de trains de marchandises, au trafic réglé par un chef de gare américain et l’établissement – ou plutôt l’establishment – à Bruxelles et Francfort d’un de ses principaux dépôts, n’ont que faire des nations et des patries. Et il va de soi que les communautés historiques peuplant ces entités inutiles ne sont pas moins embarrassantes : les membres des communautés enracinées et diversifiées seront donc amenés par tous moyens démocratiquement convenables à se couper de leurs racines pour mieux se fondre dans le grand troupeau mondial des moutons consommateurs. D’où, pour compenser en apparence cet appauvrissement de substance humaine, l’accent mis par le Nouvel Ordre moral sur des abstractions dépourvues de vibrations sensibles, telles que la « citoyenneté » (au sens de « civisme »), la « solidarité », la philanthropie télécommandée. Pris isolément, chaque mouton est un individu tout nu, nombriliste, drogué de tranquillisants matériels, grelottant dans le noir ; mais agrégés ensemble, ils sont tenus d’écouter la même musique abrutissante, d’avaler les mêmes slogans de la Parole Unique, de brouter le même hamburger dans les mêmes Mac Do, rire aux même sitcoms et surtout parler la même langue qu’on désignera tantôt par l’appellation pidgin, tant par globish, en bonne voie chez nous sous forme de franglais américanoïde.
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