Il n'est probablement pas raisonnable d'attendre que le peuple incarne massivement des valeurs proprement chevaleresques, fondées sur le dévouement total et le don de soi. Le peuple traditionnel, dans ses meilleurs moments (ou plutôt dans la forme idéale de ce qu'il pourrait être, dans le meilleur des mondes possibles), est surtout estimable pour son sens pratique, sa solidarité spontanée et sa dureté au mal. La grandeur populaire est une grandeur e la vie quotidienne, une grandeur ordinaire (là où la grandeur aristocratique est plutôt une grandeur de la vie héroïque, de l'état d'exception, du moment de crise : cette mentalité lui vient des anciennes prérogatives guerrières de la noblesse, aux temps féodaux). Les deux archétypes psychologiques - celui du peuple et celui de l'aristocratie sont également nécessaires. Mais ces tendances, en même temps qu'elles se complètent, s'excluent : il paraît très largement impossible de les développer simultanément chez un même individu. [...] Plutôt que de vouloir aristocratiser les masses, il aurait été plus raisonnable de les élever à l'intérieur de leur ordre propre, de leur apprendre ce qu'il y a de plus éminent dans leur condition. Le peuple est devenu masse et l'aristocratie s'est faite bourgeoise. Là est le problème, la difficulté est aujourd'hui de savoir comment rendre ses valeurs au peuple.
Paul Masquelier, "Sorel et la morale révolutionnaire. Une lecture des "Réflexions sur la violence" [1908]", in Nouvelle École, n° 57, 2007, pp 51-52