Quiconque prétend comprendre tant soit peu la société devrait obligatoirement s'asseoir au bord de la piste de danse d'une boîte de nuit pendant une heure en prenant des notes. Tout est là : les rapports de classe, les manèges de la séduction, les crises d'identité culturelle (ou sexuelle) et la thérapie de groupe. Tout sociologue qui n'a pas sillonné les nuits des grandes capitales est indigne de l'appellation. Les examens de socio devraient d'ailleurs se passer au Balajo pour avoir un minimum de crédibilité.
Cela était un bref aperçu des théories que j'ai échafaudées hier soir à la Scatola, petite boîte de vacance à Port-Camargue, où nous avons passé une soirée délicieusement banale. J'adore les boîtes au soleil : elles réconfortent mon esprit de contradiction. Quand il pleut dehors, on trouve n'importe qui dans les boîtes. Alors que, par beau temps, seuls les fêtards authentiques sont assez fous pour se laisser enfermer. C.Q.F.D.
Ce n'est pas la seule raison de mon goût pour les night-clubs de vacances. Outre l'argument financier (au prix de la bouteille, on peut se payer un bar pour soi tout seul), il y a aussi cette évidence : toutes les filles sont belles quand elles sont bronzées. Surtout les boudins. Si j'étais une femme moche, je m'installerais sur la Côte d'Azur et j'irais me fondre dans les discothèques de plein air.
Hier soir, je n'ai vu que des canons à la Scatola. Quelles beautés ! Je n'aime rien tant que cette envie de partir avec une inconnue, qui me saisit dans ces instants-là, et à laquelle je ne succombe jamais. Cette frustration me comble. Je suis un aventurier veule, un romantique mou, un Roméo dégonflé, un capitulard flottant, un déserteur peureux. Je n'aime que les faux départs.
Une chose me turlupine : à quoi rêvent ces jolies filles assises entre un barbu vendeur de tee-shirts et un motard mongolien ? Comment acceptent-elles de frayer, d'effrayer et de défrayer avec cette lie ? Comme je refuse de croire qu'elles puissent être bêtes (une fille bête n'est jamais jolie), je suis contraint de m'interroger : AURAIENT-ELLES PERDU TOUT ESPOIR ?
Je n'aime pas danser, parce que je ne sais pas. Les filles savent, instinctivement. Leurs cheveux voltigent, leurs bras ondulent, leurs paupières battent. Leurs bottines sont lacées, leurs robes sont à balconnets, leurs collants sont opaques. Elles me tuent. J'ai perdu mes lunettes et ma myopie me rend optimiste. Le flou est plus qu'artistique, il me fait ressusciter d'entre les vivants. Pas besoin de champignons hallucinogènes, il suffit de perdre ses lunettes pour voir la vie en rose.
Et puis Anne me rejoint, coupant ces conjectures d'un verre de gin-tonic. Rien à faire, elle les éclipse toutes. Elle porte une robe en lin couleur saumon. Je retourne en enfance, timidement, il y a des parties de pelote basque, une odeur de sel, les horaires des marées, une kermesse devant le fronton, les caramels au café de la Venta, les hortensias de la place Paul-Jean-Toulet, le gondron noir sous les espadrilles blanches... Je reviendrai toujours au Pays basque comme la pelote à la chistera. Un jour, j'emmènerai Anne à Guéthary.
Frédéric Beigbeder, Mémoires d'un jeune homme dérangé