Avec la catégorie de spectacle, les situationnistes annonçaient en quelque sorte cette généralisation de la séduction, à une restriction près il est vrai, le spectacle désignant "l'occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne" (Guy Debord). Libérée du ghetto de la superstructure et de l'idéologie, la séduction devenait rapport social dominant, principe d'organisation globale des sociétés d'abondance. Toutefois, cette promotion de la séduction, assimilée à l'âge de la consommation, révélait vite ses limites, l'oeuvre du spectacle consistant à transformer le réel en représentation fausse, à étendre la sphère de l'aliénation et de la dépossession. "Nouvelle puissance de tromperie", "idéologie matérialisée", "imposture de la satisfaction", le spectacle, en dépit ou du fait de sa radicalité, ne se débarrassait pas des catégories de l'ère révolutionnaire (l'aliénation et son autre, l'homme total, "maître sans esclaves") précisément en train de disparaître en sourdine sous l'effet du règne de la marchandise élargie. Séduire, abuser par le jeu des apparences, la pensée révolutionnaire, même attentive au nouveau, avait toujours besoin de localiser une séduction négative pour accomplir son renversement : tributaire du temps révolutionnaire-disciplinaire, la théorie du spectacle reconduisait la version éternelle de la séduction, la ruse, la mystification et l'aliénation des consciences.
Gilles Lipovetsky, L'ère du vide