Qu'advient-il lorsque la vague de désertion, cessant d'être circonscrite au social envahit la sphère privée jusqu'alors épargnée ? Que se passe-t-il quand la logique du désinvestissement n'épargne plus rien ? Le suicide serait-il le terminal du désert ? Mais toutes les statistiques révèlent que, contrairement à une opinion répandue, le taux global de suicide ne cesse de décliner, comparé à celui de la fin du siècle dernier : en France, le taux de suicide global passe de 260 (pour un million d'habitants) en 1913 à 160 en 1977 et, plus significativement encore, le taux de suicide dans la région parisienne atteint 500 pour un million d'habitants dans la dernière décennie du XIXe siècle tandis qu'il tombe à 105 en 1968. Le suicide devient en quelque sorte "incompatible" avec l'ère de l'indifférence : par sa solution radicale ou tragique, son investissement extrême de la vie et de la mort, son défi, le suicide ne correspond plus au laxisme post-moderne. A l'horizon du désert se profile moins l'autodestruction, le désespoir définitif qu'une pathologie de masse, de plus en plus banalisée, la dépression, le "ras le bol", le flip, expression du procès de désinvestissement et d'indifférence par l'absence de théâtralité spectaculaire d'une part, par l'oscillation permanente et indifférente qui s'instaure de façon endémique entre excitabilité et dépressivité d'autre part.
Toutefois l'apaisement lisible au travers de la régression du suicide ne permet pas de soutenir la thèse optimiste d'Emmanuel Todd reconnaissant, dans cette inflexion, le signe global d'une anxiété moindre, d'un "équilibre" supérieur de l'homme contemporain. C'est oublier que l'angoisse peut se distribuer selon d'autres dispositifs tout aussi "instables". La thèse du "progrès" psychologique est insoutenable face à l'extension et la généralisation des états dépressifs, jadis réservés en priorité aux classes bourgeoises. Plus personne ne peut se targuer d'y échapper, la désertion sociale a entraîné une démocratisation sans précédent du mal de vivre, fléau désormais diffus et endémique. Aussi bien, l'homme cool n'est-il pas plus "solide" que l'homme du dressage puritain ou disciplinaire.
Ce serait plutôt l'inverse. Dans un système désaffecté, il suffit d'un événement modique, d'un rien, pour que l'indifférence se généralise et gagne l'existence même. Traversant seul le désert, se portant lui-même sans aucun appui transcendant, l'homme d'aujourd'hui se caractérise par la vulnérabilité. La généralisation de la dépressivité est à mettre au compte non des vicissitudes psychologiques de chacun ou des "difficultés" de la vie actuelle, mais bien de la désertion de la res publica, ayant nettoyé le terrain jusqu'à l'avènement de l'individu pur, Narcisse en quête de lui-même, obsédé par lui seul et, ce faisant, susceptible de défaillir ou de s'effondrer à tout moment, face à une adversité qu'il affronte à découvert, sans force extérieure. L'homme décontracté est désarmé. Les problèmes personnels prennent ainsi une dimension démesurée et plus on s'y penche, aidé ou non par les "psy", moins on les résout. Il en va de l'existentiel comme de l'enseignement ou du politique : plus il est sujet à traitement et auscultation, plus il devient insurmontable. Qu'est-ce qui aujourd'hui n'est pas sujet à dramatisation et stress ? Vieillir, grossir, enlaidir, dormir, éduquer les enfants, partir en vacances, tout fait problème, les activités élémentaires sont devenues impossibles.
"Pas vraiment une idée, mais une sorte d'illumination... Oui c'est ça, Bruni, va-t-en. Laisse-moi seule." La femme gauchère, le roman de P. Handke raconte l'histoire d'une jeune femme qui sans raison, sans but, demande à son mari de la laisser seule avec son fils de huit ans. Exigence inintelligible de solitude qu'il ne faut surtout pas rabattre sur une volonté d'indépendance ou de libération féministe. Tous les personnages se sentant également seuls, le roman ne peut se réduire à un drame personnel ; au demeurant, quelle grille psychologique ou psychanalytique serait susceptible d'expliciter ce qui précisément est présenté comme échappant au sens ? Métaphysique de la séparation des consciences et du solipsisme ? Peut-être, mais son intérêt est ailleurs ; La femme gauchère décrit la solitude de cette fin du XXe siècle mieux que l'essence intemporelle de la déréliction. La solitude indifférente des personnages de P. Handke n'a plus rien à voir avec avec la solitude des héros de l'âge classique ni même avec le spleen de Baudelaire. Le temps où la solitude désignait les armes poétiques et d'exception est révolu, tous les personnages ici la connaissent avec la même inertie. Nulle révolte, nul vertige mortifère ne l'accompagne, la solitude est devenue un fait, une banalité de même indice que les gestes quotidiens. Les consciences ne se définissent plus par le déchirement réciproque ; la reconnaissance, le sentiment d'incommunicabilité, le conflit ont fait place à l'apathie et à l'intersubjectivité elle-même se trouve désinvestie.
Après la désertion sociale des valeurs et institutions, c'est la relation à l'Autre qui selon la même logique succombe au procès de désaffection. Le Moi n'habite plus un enfer peuplé d'autres ego rivaux ou méprisés, le relationnel s'efface sans cris, sans raison, dans un désert d'autonomie et de neutralité asphyxiantes. La liberté, à l'instar de la guerre, a propagé le désert, l'étrangeté absolue à autrui. "Laisse-moi seule", désir et douleur d'être seul. Ainsi est-on au bout du désert ; déjà atomisé et séparé, chacun se fait l'agent actif du désert, l'élargit et le creuse, incapable qu'il est de "vivre"l'Autre. Non content de produire l'isolation, le système engendre son désir, désir impossible qui, sitôt accompli, se révèle intolérable : on demande à être seul, toujours plus seul et simultanément on ne se supporte pas soi-même, seul à seul. Ici le désert n'a plus ni commencement ni fin.
Gilles Lipovestky, L'ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain