On en a eu des exemples avec la crise de 1998 en Russie et en Asie (on pense à la Malaisie) ou encore la crise en Argentine de 2002. Le niveau macroéconomique se connecte alors directement au niveau microéconomique, et ceci sans passer par un niveau intermédiaire. La décision politique devient décision économique et elle est capable de reformuler le sentier national de croissance par ce qu'elle dit en matière financière et de taux de change. C'est une conséquence de l'état de crise dans lequel nous sommes et qui imposera des actes politiques radicaux, des mesures d'exception. Ces dernières nous rappellent alors quelle est l'origine de l’État et quels sont les fondements d'une démocratie réelle et non formelle : le pouvoir de décider et sa conformité à une rationalité collective qui émerge alors.
On peut en donner une formulation théorique. Ceci renvoie, à un moment donné, à un métacontexte qui s'impose brutalement à tous les acteurs concernés comme le contexte de référence en raison de la violence de ses effets et qui reformule les préférences des individus en les faisant, à ce moment donné, convergent. Une telle situation exceptionnelle d'où peut émerger brutalement une rationalité collective relativement homogène appelle, bien entendu, une réaction du même ordre.
L'efficacité des institutions qu'il faudra mettre en place pour faire face à la crise ne peut venir d'elles-mêmes. La cohérence de l'action économique est dépendante de la capacité des acteurs politiques à recombiner directement le macro et le micro, et cela passe nécessairement par l'étape de la souveraineté, l'étape de l’État-nation. Il va falloir avoir recours aux institutions de l'état d'urgence qui sont présentes dans notre Constitution.
En Argentine, c'est bien l'émergence d'une nouvelle formule politique articulée aux mouvements populaires se produisant dans les grandes villes du pays qui porta au pouvoir Nestor Kirchner et qui soutint une politique de rupture avec les organisations financières internationales.
Dans le cas de la Russie, qui a connu une crise financière majeure avec un défaut et une dévaluation, c'est bien l'arrivée au pouvoir le 1er septembre 1998 d'Evgueni Primakov qui a crédibilisé les institutions progressivement introduites dans le cours de l'automne. Ce sont ces dernières, au premier plan des mesures strictes de contrôle des capitaux et un contrôle fiscal sur les grandes entreprises exportatrices, qui assurèrent la base de la relance en Russie. Ces mesures furent prises dans un contexte d'affrontement direct avec le FMI et de réaffirmation, tant symbolique que matérielle, du pouvoir de l’État. On revient ici aux fondements mêmes de l'action politique et de la légitimité sans laquelle il ne peut y avoir d'autorité. Cette réaffirmation du pouvoir de l’État face aux organisations internationales et multinationales qui emprisonnaient l'action du gouvernement russe a provoqué un effet de contexte inverse de celui qui fut induit par la crise financière. Ici encore, cette réaffirmation de l’État se fit contre les institutions financières internationales qui furent mises hors-jeu de la décision économique russe.
A la même période, en Malaisie, c'est bien la brutalité de la réaffirmation de l'autorité du Premier ministre contre son ministre des Finances (qui fut mis en prison sous un prétexte douteux) qui a crédibilisé la mise en place du contrôle des changes, institution qui a permis à ce pays de traverser sans trop de dommage la crise asiatique. Plus en amont dans l'Histoire, Franklin D. Roosevelt ne fit pas autre chose quand il demanda au Congrès ce que Giorgio Agamben décrit à juste titre comme l'équivalent des pleins pouvoirs économiques, instituant par ce fait une forme d'état d'exception.
La question du pouvoir devient dans ces conditions le cœur de la sortie de crise et le pivot de la cohérence. Il n'est alors de politique économique et de développement institutionnel que par la politique dans sa forme la plus nue, la réaffirmation de la souveraineté. La question qui est alors ouverte, et qu'il faut impérativement creuser sous peine d'une incomplétude radicale de leur analyse, est celle du rapport à la souveraineté et à l’État, ce qui signifie revenir au cadre de l’État-nation, seule source de la démocratie.
Il faut donc prendre conscience que la crise de l'euro est inévitable et en tirer les conséquences, toutes les conséquences. Cette crise prendra très probablement la forme d'un défaut grec, accompagnée ou non d'une crise ouverte en Espagne et d'une nouvelle détérioration de la situation au Portugal et en Irlande. Elle sera accompagnée d'une sortie de la zone euro afin de pouvoir dévaluer puis, de proche en proche, sous le coup d'attaques répétées, d'autres pays seront dans l'obligation de sortir eux aussi.
A quoi donc ressemblera le monde d'après l'euro ?
Jacques Sapir, Faut-il sortir de l'euro ?