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Un monde sans l'euro

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La question de l'euro ne concerne cependant pas que les pays de la zone euro, voire les pays de l'Union européenne. La crise de l'euro et sa fin probable posent de redoutables problèmes à l'ordre monétaire international.
     Le premier problème qui sera posé est celui de la monnaie de réserve. Aujourd'hui, l'euro occupe une part minoritaire mais non négligeable dans les réserves de change des banques centrales. Un éclatement de l'euro favoriserait incontestablement le dollar, mais pas pour longtemps. Les conditions financières des États-Unis sont aujourd'hui désastreuses. Le choix semble ne pouvoir être fait qu'entre une succession "d'assouplissements quantitatifs", qui stabilisent la situation mais ne débouchent pas sur une nouvelle croissance, et un retour de la crise. La même spéculation qui aujourd'hui fait rage contre l'euro se tournerait très rapidement, en quelques mois, contre le dollar. En fait, ce dernier n'apparaît comme relativement protégé que parce qu'il y a l'euro. Celui-ci est la dernière ligne de défense face à la spéculation pour le dollar américain, ce qui montre l'inanité des arguments selon lesquels la crise actuelle de l'euro serait téléguidée par les États-Unis. 
     Ce phénomène aurait en réalité des conséquences dramatiques pour le dollar. Dans un délai de six à neuf mois après l'éclatement de la zone euro, la spéculation s'attaquerait aux États-Unis dont les déficits sont immenses que ce soit au niveau fédéral ou à celui des États fédérés et des grandes villes. Les États-Unis se verraient confrontés à un choix qui n'est pas sans ressemblances avec celui devant lequel se trouve la zone euro aujourd'hui : soit s'imposer une très forte austérité génératrice de chômage pour tenter de restaurer ses comptes publics, soit abandonner progressivement son statut de pays à monnaie de réserve internationale. Les conséquences d'un tel choix vont peser sur les pays émergents.
     On peut penser que dans ces conditions les banques centrales de ces pays émergents (Chine, Russie et, dans une moindre mesure, Brésil) vont tenter de défendre le dollar. Aucun de ces pays n'a intérêt à une chute rapide de la devise américaine, du moins à court terme, que ce soit pour des raisons patrimoniales (une partie de leurs actifs est libellée en dollars) ou pour des raisons commerciales. De même que tous ces pays ont un intérêt évident au maintien d'un euro surévalué, car cela permet d'exporter vers la zone euro, de même ont-ils intérêt au maintien d'un dollar relativement fort. Mais dire quel est l'intérêt de ces pays ne signifie pas qu'ils aient les moyens d'influencer la situation. Si les États-Unis se refusent à appliquer une politique de déflation, ce qui est en l'état actuel de la situation probable, les pays émergents risquent d'être les spectateurs d'une histoire qui les concerne certes mais sur laquelle ils n'ont pas de prise.
     Aussi, pragmatiquement, ils pourraient s'engager dans une autre voie que celle, sans avenir, du maintien de l'actuel statu quo. On sait que la Russie et la Chine réfléchissent actuellement à une nouvelle monnaie de réserve. Une fin de l'euro ou, à tout le moins, une réduction de ce dernier à une simple zone mark accélérerait ce processus de réflexion et imposerait des débouchés concrets assez rapides. Néanmoins, il faut savoir que le montant des réserves accumulées dans les banques centrales n'est qu'une petite fraction des montants circulant entre les mains des agents privés. Or la spéculation provient essentiellement de ces derniers. Le scénario pourrait d'ailleurs être différent selon qu'il s'agisse d'un éclatement complet de la zone euro ou du maintien d'une zone croupion, une zone mark en réalité, rassemblant autour de l'Allemagne les Pays-Bas, l'Autriche et la Finlande. Dans ce cas, l'euro "réduit" pourrait occuper la même place que celle du mark avant 1998, soit environ 15% du montant des réserves mondiales.
     Dans le même temps, les pays émergents pourraient accélérer le tournant vers le développement de leurs marchés intérieurs, considérant à juste titre que le temps des exportations faciles est révolu. Ils devraient cependant se protéger eux aussi, ce que continue de faire la Russie qui semble avoir de fait tiré une croix sur son adhésion à l'Organisation mondiale du commerce et qui, aujourd'hui, pense avant tout à la constitution d'un grand marché intégré au niveau des pays de la Communauté des États indépendants et de l'Eurasie.
     Cependant, le problème de l'unité de réserve de valeur se poserait avec acuité pour les pays émergents qui ont accumulé des réserves de change extrêmement importantes. Les options ouvertes à ces pays sont réduites. Les tentatives de constituer des monnaies alternatives de réserve ont fait couler beaucoup d'encre. Si l'on peut penser que là réside une solution, c'est une solution au mieux de moyen terme. Il faudra attendre encore plusieurs années pour qu'apparaissent des monnaies de réserve régionales. Or la crise de l'euro - et avec elle la crise du dollar - se jouera dans un délai bien plus rapide. Le franc suisse et la livre sterling peuvent jouer, mais très imparfaitement, le rôle de monnaie de réserve de substitution en Europe. En Asie, on verra sans doute le dollar australien prendre un tel rôle, dans la mesure où le gouvernement chinois s'oppose à ce que le yuan prenne trop d'importance. 
     Ces pays, et au premier titre la Chine, peuvent chercher à préserver une partie des valeurs accumulées en spéculant sur les cours des matières premières, ce qui, de plus, est tentant pour les détenteurs privés de réserves. On a déjà vu les cours du pétrole et de l'or s'envoler. Mais le phénomène atteint maintenant des matières premières agricoles comme le cacao, le blé, le riz et le sucre. Ceci provoque tout à la fois une hausse des cours de ces matières mais aussi une très forte instabilité. Ils peuvent aussi être tentés par des achats de terres dans d'autres pays, comme la Chine le pratique aujourd'hui dans de nombreux pays d'Afrique. Ils peuvent, enfin, souhaiter réinvestir une partie de ces devises soit dans leurs économies, soit dans celles d'autre pays. Ceci est incontestablement une voie qui sera explorée. Mais elle ne permet pas de solution à court terme car il est impossible de convertir en quelques mois la majeure partie des réserves existantes en biens de production sans provoquer une surchauffe mortelle pour l'économie.
     Il faut bien constater qu'il n'existe pas actuellement de solution satisfaisante. La crise de l'euro est aussi un problème pour les pays émergents, mais c'est un problème auquel ils n'ont pas de solution. De ceci, on peut l'espérer, naître ou plutôt renaîtra l'intérêt pour une réforme globale du système monétaire international. On l'a dit, c'est une voie qu'explorent déjà la Russie et la Chine. Une réforme qui ne sera pas fondée sur l'irruption d'une nouvelle monnaie compétitrice qui cherche à s'affirmer contre le dollar mais d'une monnaie de réserve construite sur d'autres bases.
     Il est plus que temps aujourd'hui de mesurer ce que nous a coûté l'intransigeance américaine de 1944 à Bretton Woods. Il nous faudra reprendre ce chemin qui fut à l'époque abandonné. Mais il faudra être conscient qu'il est long et ardu. La création d'un nouvel ordre monétaire international est une œuvre de long terme alors que dans la crise de l'euro, pour reprendre encore une fois une expression fameuse : "Le temps nous mord la nuque."

Jacques Sapir, Faut-il sortir de l'euro ?

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