Dans la société de l'information, les sortilèges de l'idéologie et de la technologie déterminent finalement un nouveau type humain, aveugle au crime et à ses ravages.
Par "ravage", considérons simplement ceci : de juin 2008 à mars 2009, un ménage américain moyen - peut-être plus de cent millions de personnes au total - a perdu en moyenne 100 000 dollars du fait des manigances ou, pire, de Wall Street : 66 000 dollars sur son portefeuille d'actions, 33 000 dollars sur la valeur de son patrimoine immobilier. Principal acteur et bénéficiaire de la mondialisation débridée, et même des désastres ci-dessus évoqués, ce type humain que le défunt politologue Samuel Huntington baptisa joliment "homme de Davos", comme on dit "homme de Neandertal".
"L'homme de Davos", c'est quelques milliers de riches quinquagénaires de sexe masculin pour la plupart, recrutés chez les patrons des principaux groupes économiques et financiers mondiaux. Ils sont chefs ou propriétaires d'entreprises, milliardaires, patrons de grands médias, innovateurs technologiques, banquiers et gourous de fonds d'investissements ; ou aussi chefs d'Etat, militaires ou religieux, plus quelques écrivains ou artistes. Ensemble, ils forment au minimum une oligarchie ("Domination d'une petite classe de puissants qui discutent entre pairs et imposent ensuite leurs décisions à l'ensemble des citoyens") ; au pire, une ploutocratie, la richesse, plus le carnet d'adresses, constituant alors le fondement de leur pouvoir. Rappelons ici leur commune vision céleste, telle que définie par Régis Debray : "Une cité idéale, ouverte et concurrentielle, où les consciences, les Eglises et les capitaux ont toute liberté d'agir et d'interagir" et où, par Davos interposé, ces oligarques ou ploutocrates peuvent bien sûr influencer le processus global de domination et de standardisation.
Soulignons aussi le poids collectif de ce que rassemble "Davos" : les 100 principales sociétés financières du monde gèrent un tiers des ressources de la finance mondiale ; les 250 principales entreprises du monde ont un chiffre d'affaires égal à un tiers du produit brut mondial ; 2 000 entreprises emploient ensemble, mondialement, plus de 70 millions de personnes.
Que ces éminences méditent ensemble les évolutions planétaires est légitime - mais là où le bât blesse, c'est que "l'homme de Davos" couvre, dès la décennie 2000, les pratiques d'une "finance pousse-au-crime" ; et rejette avec horreur l'idée même d'une "face noire de la mondialisation". Au total, il est aveugle au crime, devant lequel il détourne la tête. Cet aveuglement doctrinal de Davos face au crime choque d'autant plus qu'il ne lui vaut pas la moindre réprobation sérieuse. Dans les Etats de droit en effet, toutes les écoles pénales considèrent l'incitationà commettre une infraction comme punissable au même titre que celle-ci - si l'infraction figure dans le code considéré et si l'incitation est suivie d'effet. Ainsi, l'incitation s'applique : au génocide, à la discrimination, la haine ou la violence envers une nation, race ou religion, à l'abandon, au vol, à la débauche de mineurs, etc.
Or, la lecture attentive des innombrables documents suscités par la présente crise financière révèle que l'incitation à commettre des crimes financiers (fraudes, escroqueries, etc.) manque au tableau. D'où cette pertinente remarque de Global Research : "Dans quel cas un crime n'est-il pas considéré comme criminel ? Quand il est commis à Wall Street." Les individus concernés de la planète financière de New York sont plutôt traités selon les bienveillants canons de la "morale de l'intention" : l'intention de faire le bien les exonère des fâcheuses conséquences de leurs actes.
Une telle mansuétude incite bien sûr à récidiver, ce qui explique la vigilance des criminologues, d'autant plus indispensable qu'en février 2011 encore, une tribune libre du Figaro rappelle à l'ordre ces banques prédatrices : "Deux ans après la "crise du siècle", ni Wall Street ni la City de Londres n'ont retenu la leçon. Les mêmes engins de destruction de nos économies recommencent à tourner à plein. La performance immédiate de quelques "happy few" se fait au détriment du long terme pour tous ; la priorité est donnée aux activités de spéculation sur les activités de banque ; en un mot, la finance au service d'elle-même au lieu de servir nos industries et nos économies."
Comme toute idéologie, le libéralisme des "hommes de Davos" a son avant-garde, celle des "libertariens", la philosophie de ces "anarcho-capitalistes" est de type nominaliste, considérant la réalité humaine comme purement individuelle. Dans cette perspective, la société n'est qu'une jungle remplie de prédateurs voulant profiter de tout et tout ramener à l'utilitaire ; un éparpillement de solitaires mus par leur seul intérêt, par le seul souci de rentabilité et d'efficacité. Pour le philosophe Dany-Robert Dufour, ces "extrêmes libéraux rêvent de briser toute loi humaine considérée comme oppressive, pour laisser s'installer la compétition permanente entre les individus, ainsi placés en position de calculateurs rationnels, évaluant sans cesse les gains et risques de tous leurs actes". Voici par exemple comment ce darwinisme social échevelé jauge la prostitution : "Acheter du sexe n'est au fond rien de plus que s'offrir n'importe quel service licite... Comparé aux salaires du commerce, de la coiffure ou de la garde d'enfants, la prostitution semble un choix judicieux."
Les enlèvements et viols à répétition ? La violence, y compris sur les proches ? La toxicomanie forcée permettant de mieux contrôler l'esclave ? Dans son paisible bureau, le nominaliste ignore, ou néglige, tout cela... Autre exemple de ce qu'omet délibérément cette doctrine du renard dans le poulailler, l'étude sur la Turquie naguère publiée par ce temple de l'incantation libérale américaine qu'et Freedom House. On n'y trouve rien sur la mafia turque qui de longue date gangrène cependant la classe politique et l'économie de ce pays. Inutile de précis que cet idéologique angélisme enchante les mafieux et les proxénètes, ravis de continuer à chasser en meute - un avantage considérable dans une société atomisée...
Xavier Raufer, Quelles guerres après Oussama Ben Laden ?