Enfin maître du Parti Communiste Yougoslave (PCY) en 1937, Tito ne tarde pas à affirmer un savoir-faire auquel son séjour en prison et ses voyages à Paris et à Moscou (au Komintern, il est connu sous le nom de Walter) ont donné une nouvelle dimension. Son intelligence intuitive lui a fait rapidement comprendre combien ses intérêts pouvaient facilement concorder avec ceux du dictateur soviétique. Ses premiers mois à la tête du parti consistent à dénoncer "déviationnistes" et autres "espions trotskystes". De quoi satisfaire la paranoïa du maître du Kremlin tout en lui permettant de renouveler la direction du PCY. Peu à peu, les vieux cadres des années vingt disparaissent au profit de jeunes militants entièrement dévoués à leur aîné : Milovan Djilas le Monténégrin, Aleksandar Rankovic le Belgradois, Edvard Kardelj le Slovène, Ivo Lola Ribar, etc. Avec Mosa Pijade, ils vont constituer la garde rapprochée de Tito pendant plusieurs années.
Le 23 août 1939, Molotov et Ribbentrop signent un pacte d'amitié germano-soviétique qui plonge les démocraties occidentales dans la stupeur. A quelques rares exceptions individuelles près, les communistes européens oublient de s'en indigner (quand ils ne s'en félicitent pas). C'est le cas de Tito dont les justifications après-guerre constitueront un modèle de réécriture de l'Histoire. "Nous acceptâmes le pacte germano-soviétique en communistes disciplinés, assure-t-il dans ses mémoires, considérant la chose comme nécessaire à la sécurité de l'Union soviétique, seul Etat socialiste existant alors dans le monde. Nous ignorions à ce moment-là, les clauses secrètes qui encourageaient l'ingérence des Soviets dans la vie politique des autres nations et des petits pays notamment." L'argument de l'ignorance ne résiste pas une seconde à l'épreuve des faits. Le 15 septembre 1939, l'URSS envahit la Pologne. Tito ne l'ignore pas. Tito ne dit mot. Pire : le jour même de l'invasion de la Finlande, "petit pays" s'il en est, paraît dans Die Welt (l'organe de l'Internationale communiste en langue allemande) un article signé W. Tito : "Le peuple travailleurde Yougoslavie ne veut aucune guerre, est-il écrit avec fermeté. Le pacte d'aide mutuelle entre l'Union soviétique et l'Allemagne et l'entrée des troupes soviétiques en Russie blanche occidentale ont provoqué un grand enthousiasme dans les larges masses de la population yougoslave. Les peuples yougoslaves ont compris à quel point ces événements facilitent la lutte pour l'indépendance nationale."En quelques lignes, Josip Broz justifie l'injustifiable : l'alliance avec Hitler pourvu qu'elle serve les intérêts supposés du communisme international.
Après avoir passé plusieurs mois à Moscou, Tito rentre clandestinement à Belgrade au début de l'année quarante après s'être remarié avec une Slovène, Herta Has. Alors que toute la classe politique s'interroge sur les moyens d'échapper diplomatiquement voire militairement aux griffes de l'Allemagne, le dirigeant du PCY poursuit un seul objectif : affaiblir le moral et la défense de son pays. Sa campagne de défaitisme fait parfois mouche. Dans la petite industrie lourde yougoslave, dans les usines d'armement et d'aéronautique, grèves et sabotages se multiplient. Associées à la propagande des fascistes croates, ses consignes de désertion jettent le trouble au sein de l'armée. A Karlovac, une garnison croate entière se mutine. Sur la lancée de l'agitation qu'ils avaient provoquée, en novembre 1939, à l'occasion de la cérémonie organisée à Belgrade en hommage à l'amiral français Guépratte récemment décédé, les Jeunesses communistes, elles, tentent de mobiliser les étudiants contre l'idée d'une guerre contre l'Allemagne, "pour les banquiers français et les lords anglais".
Une attitude plus qu'ambigüe qui va perdurer dans les heures les plus tragiques de la Yougoslavie. Le 25 mars 1941, le prince Paul signe l'adhésion de son pays au Pacte tripartite. Tito est le seul leader politique yougoslave à l'élever aucune protestation. Aucun communiqué, aucun tract, aucune manifestation. Silence total. Approbateur.
Le 27 mars, toute la nation applaudit au coup d'Etat du roi Pierre et des militaires et à l'instauration d'un gouvernement antiallemand. Tito, lui, demande à ses troupes de ne pas soutenir Simovic. Ses directives aux membres du parti oscillent entre le cynisme et l'encouragement pur et simple à accueillir bars ouverts les troupes nazies en cas de conflit : "Les membres du parti mobilisés ont les tâches suivantes à exécuter : premièrement, désorganiser la résistance de l'Armée yougoslave en semant la confusion parmi les officiers et les soldats de telle façon que la défaite apparaisse comme le résultat de l'incompétence du corps des officiers dont l'autorité sera détruite une fois pour toutes ; deuxièmement, ramasser toutes les armes et équipements qui pourraient être jetés dans la panique et les cacher en des endroits sûrs pour un usage ultérieur ; troisièmement, prêter toute l'assistance nécessaire aux oustachis et autres organisations séparatistes dans la mesure où elles contribuent au renversement rapide du régime. Il faudrait appuyer les séparatistes monténégrins s'ils adoptent une ligne antiroyaliste ; quatrièmement, l'Allemagne brisera vite la résistance yougoslave et, avec l'aide de l'Italie, introduira le régime des oustachis en Croatie et des régimes séparatistes similaires ailleurs. Les démarches doivent être entreprises pour l'infiltration de nos militants dans la nouvelle administration et dans le service de renseignements." Idéologie d'abord. Pour Tito, il n'est pas question une seconde de résister mais bien de profiter de l'inévitable destruction de l'Etat royal yougoslave en cas de guerre afin de conquérir le pouvoir.
Avec l'invasion de la Yougoslavie et son démembrement, Tito voit la première partie de son rêve s'exaucer : plus de roi, plus d'armée, plus d'Etat. Politiquement, la voie est libre. Militairement, c'est une autre affaire. Peu rassuré malgré tout par l'arrivée au pouvoir à Zagreb des oustachis, factotums zélés du IIIe Reich, il préfère se cacher dans la banlieue de la capitale croate. Début mai, il rejoint Belgrade sans sa femme qui, quelques jours plus tard, est arrêtée et emprisonnée. Installé dans le quartier résidentiel chic de Dedinje, il passe ses journées et parfois ses nuits chez Vadislav Ribnikar, directeur du plus influent quotidien belgradois, Politika. "Communiste de salon", comme l'appelle Djilas, Ribnikar a fait de sa maison le quartier général clandestin du PCY. C'est dans cette villa confortable que Tito rédige, début juin 1941, le manifeste que lui inspirent les rumeurs faisant état de la naissance d'un mouvement de résistance royaliste en Serbie.
"Les agents de Londres (différentes cliques capitalistes, les tchetniks et les policiers, quelques misérables politiciens) se rassemblent déjà pour empêcher les ouvriers et les paysans de former, quand sonnera l'heure, le pouvoir ses soviets ouvriers et paysans en s'appuyant sur la grande et fraternelle Union soviétique. Le peuple doit dès maintenant s'efforcer de résister hardiment à ces bandes qui s'organisent pour verser le sang, en les isolant des villages et en leur refusant toute aide."Un discours édifiant que l'historiographie communiste prendra soin de faire disparaître après la guerre et la scission avec l'URSS. Pour trois raisons. D'abord parce qu'il est la preuve que Mihailovic est effectivement le premier à avoir résisté à l'occupant allemand. Ensuite parce qu'il reconnaît que l'insurrection communiste en Yougoslavie fut bien dictée par la rupture du pacte germano-soviétique et ne fut pas le fruit d'un acte spontané du PCY. Enfin parce qu'il n'est ni plus ni moins qu'un appel à la lutte contre la résistance antiallemande et non communiste.
Jean-Christophe Buisson, Mihailovic. Héros trahi par les Alliés