Existe-t-il une tradition asiatique ?
Nous progressons dans le temps vers les premières explications de l'utilisation de l'arme VM (volontaire de la mort). Le conflit doit être intense et le groupe qui se sent menacé doit disposer d'un fonds culturel marqué par le sens et la tradition vivace du sacrifice.
La noire apothéose du kamikaze
On oscille entre l’incompréhension brutale à l’égard d’une tradition hâtivement rapportée au « hara-kiri » et la pitié à l’égard de ces malheureux sacrifiés pour une cause perdue par de hideux militaristes à la recherche d'une ultime parade contre la défaite.
La tradition sacrificielle du guerrier imprègne les fibres profondes de la société japonaise. C'est par un penchant naturel de la pensée stratégique que le suicide organisé apparaît comme une riposte efficace au déferlement de la supériorité matérielle des États-Unis. Une société qui se sent en péril répond par les voies de son identité, donc de la tradition. Tel était l'avis de l'amiral Onishi qui, préconisant depuis plusieurs mois d'adopter la tactique de l'attaque suicide aérienne, profite de l'occasion et prend alors l'initiative le 19 octobre 1944, trois jours avant la bataille de Leyte (Philippines). Mais le désastre final prive désormais le Japon de sa puissance aéronavale. La voie est libre et l'adversaire se rapproche inexorablement du Japon. L'idée du suicide hantait les esprits. Déjà en juillet 1944, l’îlot de Saïpan rappelle tragiquement Massada. Elle s'était accompagnée du suicide de centaines de colons japonais. Tandis que les officiers s'éventraient, femmes et enfants se jetèrent dans la mer du haut des falaises escarpées pour échapper aux "barbares".
Ainsi l'aéronavale reçoit-elle l'autorisation de créer "l'Unité spéciale d'attaque par choc corporel" (Taiatari tokubetsu Kogetikai, raccourci en Tokkotai).
Il importe de s'attarder sur l'importance des moyens. Ce sont incontestablement les moyens les plus importants jamais mis en œuvre dans le cadre de la stratégie du sacrifice meurtrier et jamais rien de comparable en dimension, en diversité, en sophistication technique n'a été entrepris. Cela seul suffit à singulariser l'entreprise japonaise insérée dans un affrontement de grande dimension.
Les Oka, moins bien connus, constituent un exemple de ce que fut la radicalité de l'action militaire dans ce domaine.
L'expression Jinrai oka Butaï, "fleur de cerisier des Dieux du tonnerre", désigne les engins d'attaque suicide de la marine, du type 11 : sorte de planeur largué par un bombardier. Il emporte plus d'une tonne d'explosif très puissant (trinitro-anisol) propulsé sur la cible par trois missiles à carburant solide, à la vitesse de 570 miles, soit un peu plus de 900 km/h.
En janvier 1945, l'unité spéciale disposait de 160 pilotes volontaires et d'une réserve permettant de reformer les effectifs. Le volontariat humain l'emportait largement sur les moyens matériels disponibles. Mise au point et testée durant l'automne 1944, une première série fut embarquée sur le plus grand porte-avions du monde, Shinano, de 70 000 tonnes. Mais trois semaines plus tard, en novembre, les quatre torpilles d'un sous-marin américain envoyaient par le fond le bâtiment avec ses 50 Oka. C'est seulement le 21 mars 1945 que le premier essai au combat eut lieu. Or l'échec est total, non pas en raison du mauvais fonctionnement du système mais parce que les quinze bombardiers Mitsubishi G4M2e ("bettys") furent descendus par la chasse américaine avant même d'avoir pu approcher à distance de cible, soit environ 20 km. Certes, l'engin était effectivement capable de distancer en vitesse les intercepteurs Hellcats de l'US Navy, mais son porteur testait trop lourd et trop lent à 320 km/h. Dès lors que son approche était détectée, il constituait une cible facile.