Il serait intéressant de procéder à un test, aussi bien auprès des journalistes que des intellectuels. Quel est le dernier livre de théologie que vous avez lu ? ou Citez dix noms de théologiens catholiques et protestants (éventuellement orthodoxes) qui ont marqué le XXe siècle ? Sans se prêter à cet exercice qui serait cruel à beaucoup, une brève analyse des ouvrages "religieux", auxquels les grands médias se sont intéressés ces dernières années, montrerait que dans l'essentiel des cas il s'agissait de littérature médiocre. Jean-Edern Hallier fustigeait peut-être avec trop de facilité ce qu'il appelait "la sous-culture journalistique". Mais, pour le coup, l'expression fait mouche. Quant à l'intelligentsia dont la compétence n'est pas niable, du moins dans un ordre particulier de spécialisation, l'impasse qu'elle pratique dans le domaine de la théologie ne s'explique que par de solides préjugés. Prenons l'exemple de deux quasi-contemporains : le philosophe Jean-Paul Sartre et le théologien Henri de Lubac. L’œuvre et la pensée de l'auteur de L’Être et le Néant ou du magistral "Flaubert" (L'Idiot de la famille) font partie intégrante du bagage intellectuel de quiconque prétend disserter sérieusement à partir de la littérature et de la philosophie contemporaines. L’œuvre et la pensée d'Henri de Lubac en revanche souffrent d'une méconnaissance tranquille de la part des gens cultivés. Pourtant elles constituent au XXe siècle ce qu'il y a de plus achevé, de plus savant, de plus traditionnel et de plus moderne pour la théologie. Un ouvrage aussi profond et essentiel qu'Histoire et Esprit n'a eu que quelques centaines de lecteurs, alors que cette étude renouvelle la connaissance d'un des plus importants écrivains de l'Antiquité chrétienne, Origène, et fournit sur les rapports du christianisme à l'intelligence de l'histoire un apport anthropologique de premier ordre. Dans le débat actuel sur la fin de l'histoire, Henri de Lubac (que Jean-Paul II a fait cardinal) serait d'une aide précieuse, permettant de penser à côté d'Hegel et de Kojève et peut-être au-delà.
Et puisque au fil de la plume de ces deux noms prestigieux sont apparus, pourquoi ne pas citer un autre jésuite, ami d'Henri de Lubac, qui fut précisément à l'école d'Hegel et de Kojève et qui, grâce à la confrontation de la théologie et de la philosophie de l'histoire, nous a offert une contribution qu'un Raymond Aron, bien seul, avait saluée ? Gaston Fessard, dont l’œuvre est aujourd'hui encore plus méconnue que celle de l'auteur d'Histoire et Esprit, pourrait apporter un éclairage sur les relations entre le politique et le spirituel, en montrant comment elles sont libératrices, pour peu que le spirituel ne soit pas dévoyé et que le politique échappe aux impasses du positivisme et du messianisme temporel. Voilà qui fournirait une alternative intéressante à "la revanche de Dieu" dont on nous parle à propos de l'islamisme, sans toujours se rendre compte que ce n'est pas forcément le retour du religieux qui porte avec lui la violence, la haine et la cécité. Mais il faudrait pour cela suivre Fessard dans l'articulation de la liberté et de la grâce, de la politique et du développement de l'intériorité humaine. "Qu'est-ce que cet être historique qui nous constitue ? Quel est le sens de l'histoire où nous sommes engagés ? Comment la vérité est-elle possible à l'être plongé dans la relativité perpétuellement mouvante des événements et de quelle liberté y jouit-il ?" Autant de questions que pose la réinscription, sous une forme hélas violente, de la transcendance dans la modernité, et qui reçoivent leurs réponses sur un autre plan, dans un déchiffrement auquel ne parviennent pas les sociologues un peu courts du présent.
C'est qu'il faudrait consentir à l'abandon de quelques solides préjugés, et faire l'effort d'initiation à un autre registre de la pensée et de la culture. Peut-être serait-ce plus aisé si l'on était disposé à admettre combien la théologie, loin de former l'univers contraignant et étouffant que l'on imagine, ouvre à une intelligibilité plus fine de la réalité et de l'humanité, combien elle est facteur de liberté de l'esprit et d'avancée de la rationalité. C'est impossible à souffrir pour un rationalisme persuadé qu'il détient de droit le seul privilège de la critique et de la lucidité, et qu'ainsi il est capable d'affranchir les peuples de leur chape de plomb dogmatique ! Mais il faudrait au moins tenter l'épreuve et aborder ce continent que l'on anathémise d'autant mieux qu'on le méconnaît.
Gérard Leclerc, Le bricolage religieux