Ce grand romancier fut aussi un essayiste mordant. Bernanos - qu'il propose pour capitaine à sa petite cohorte de "hussards" - aurait aimé les colères dont vibre son "Grand d'Espagne" (1950). C'est le moment où, en Corée, semble s'annoncer la troisième guerre mondiale. C'est aussi celui où beaucoup d'intellectuels prônent le neutralisme, et où Sartre fait les yeux doux à l'URSS :
Jean-Paul Sartre a évidemment plus d'idées qu'Edouard Herriot, même si elles sont identiques. Il représente un type d'esprits, qui trouvaient autrefois Buchenwald très choquant. Aujourd'hui, ils conseillent de garder le silence, pour ne pas donner des armes à la réaction. La Geheim Staat Polizei était abjecte, le NKVD est tolérable. M. Sartre et ses pareils se plaignaient de Hitler auprès de la Conscience morale universelle, mais ils sont beaucoup plus réservés à l'égard de Staline. Manifestement, ils ne veulent pas lui faire de peine, ils proposent seulement d'adopter une attitude amicale et, à cet effet, ils réclament le désarmement de notre Armée. Comme ils sont malgré tout amateurs de liberté, ils profitent de cette occasion pour déclarer farouchement à la Russie qu'ils veulent l'affranchissement des Noirs.
Ces retournements, nous y sommes habitués, nous en rions machinalement parce qu'il faut bien se libérer des tartuffes comme on peut. Il y a donc une bonne tyrannie, d'excellentes prisons, de sages déportations. Comme le conseille souvent M. Sartre, il suffisait de mieux regarder. Et si David Rousset n'y croit pas, s'il proteste - lui qui en a le droit - on n'écoutera pas cet imprudent. Le parti intellectuel, progressiste et bien-pensant a d'autres idées en tête, dont la principale est d'attendre que M. Vichinsky, par exemple, se décide à lire les bons auteurs, de Victor Considérant à Simone de Beauvoir. Une telle politique sur l'imbécile lâcheté.
Je sais. Pour un Sartre, les ouvriers seront toujours des esclaves, mais redoutables comme pouvaient l'être aux yeux d'un Romain de la décadence. Ils sont la justice amorphe, la pesante nécessité, l'être plein et résolu, et qui vous écrasera sur son passage ; ce supplice à l'avance est doux, car il est le seul moyen de retrouver une communion perdue. Toute son oeuvre romanesque illustre ce sentiment. D'un côté, l'être prisonnier de ses motifs, la peur, l'hésitation, une petite lueur qui attend avec angoisse l'incendie final. De l'autre, les enfants dorés de la terre, leur injuste bonheur, ces anarchistes sûrs d'eux-mêmes qui ont un destin. Comment ne pas les admirer, béatement, jambes écartées ?... Ces misérables raisons intérieures ont perdu leur façade ; le masochisme, après tout peut se soigner en chambre. Il n'est pas nécessaire d'y faire participer le pays.
Roger Nimier