Diviser pour régner. En tant qu’arme de destruction cognitive massive, le communautarisme introduit dans une population donnée une pluralité de codes culturels qui brisent ses lignes de communication, préalable à sa désorganisation tactique. Favoriser l’hétérogénéité et l’individualisation des codes, atomiser, segmenter et casser les lignes de transmission, pour aboutir à la rupture de la coordination des parties et à l’impossibilité de s’organiser. Au sein de l’espèce humaine, tout repose sur l’organisation des groupes. L’individu n’est qu’une abstraction, seuls les groupes existent : la famille, le village, le clan, la tribu, les amis, les collègues, la classe sociale, le parti, le syndicat, la nation, l’ethnie, les coreligionnaires, l’espèce dans sa globalité, etc. L’Homo sapiens ne vit qu’en groupes, il est intrinsèquement grégaire, c’est un « animal politique », comme le notait Aristote. Le management et la science de l’organisation consciente des groupes, c’est-à-dire le geste politique à l’état pur, qui précède même le débat sur les idées. Or, dès lors que l’on connaît les dynamiques profondes de l’organisation des groupes, on connaît également les dynamiques profondes de la désorganisation des groupes. S’appuyant sur les découvertes de la psychologie sociale, notamment la théorie des jeux, le management s’est beaucoup intéressé au décorticage minutieux des mécanismes de la prise de décision et des phénomènes de l’engagement dans l’action. Un bon manager, un bon leader sait évidemment comment galvaniser ses troupes et les pousser à l’action efficace, mais il sait aussi comment inhiber la prise de décision et l’engagement dans l’action, donc comment paralyser un groupe ennemi, prélude à sa dislocation, puis à sa disparition. La partie cachée du management et du politique, la partie un peu honteuse car franchement machiavélique, c’est donc l’art de désorganiser les groupes, l’art d’atomiser, de morceler, de fragmenter les collectifs, donc l’art d’instiller de l’individualisme. Cette « masse noire », qui se devine entre les lignes dans les enseignements de management classique, est par contre totalement explicitée dans des séminaires privés et confidentiels, réservés aux cadres les mieux placés des structures de pouvoir, en particulier dans le renseignement (intelligence économique, espionnage industriel, militaire, diplomatique, etc.).
Le management est donc l’art d’organiser les « groupes amis » – management positif –, et l’art de désorganiser les « groupes ennemis » – management négatif. En politique, la maîtrise de cet art est plus importante que les idées elles-mêmes et que le débat sur ces idées. Car en effet, l’infrastructure des idées, c’est la capacité d’organisation des groupes humains qui les supportent. Pour rendre impossible l’expression de telle idée sans jamais la censurer explicitement, il suffit de désorganiser le groupe qui la soutient. La censure indirecte, par désorganisation, découragement, démotivation du groupe, est une stratégie de contournement qui a fait ses preuves. Le programme Cointelpro, développé à partir de 1956 par les renseignements américains pour lutter contre les « ennemis intérieurs », reposait presque entièrement sur cet art de la décohésion provoquée. Un groupe disloqué ou juste incapable de s’organiser n’est plus en mesure de soutenir telle idée ou telle valeur. Avant même de polémiquer sur les idées et les valeurs. Il faut donc déjà réfléchir à la capacité de soutenir, propager, diffuser des idées, des valeurs, des représentations. Autrement dit, le débat sur l’organisation du groupe précède le débat sur les idées à défendre. Qui sait organiser et désorganiser les groupes humains détient le pouvoir suprême. Car il détient le pouvoir de faire exister ou non les idées. Donc le pouvoir de produire ou d’éteindre les comportements. L’architecture sociale commande aux idées, qui commandent aux comportements, qui construisent la réalité.
Avant d’analyser plus précisément le management négatif, présentons les fondamentaux du management positif. Un groupe est un ensemble. Chez Lacan, les groupes humains peuvent se comprendre dans les termes de la logique ensembliste, ou théorie mathématique des ensembles. Lacan distingue au moins quatre modes d’organisation, modes relationnels qu’il appelle des discours : le discours du maître, où le chef domine ; le discours de l’hystérique, où l’individu domine ; le discours de l’universitaire, où le savoir domine ; le discours analytique, où l’incertitude domine. (Lacan a aussi mentionné une fois dans son œuvre, un cinquième discours, celui du capitaliste, qui nous semble être une variante de celui de l’hystérique). La formation d’un ensemble humain, donc l’organisation d’un groupe, requiert de soumettre les individus à une hiérarchie verticale, à un discours du maître, une autorité, une Loi, un phallus symbolique en position d’exception par rapport aux membres du groupe. Ce rapport de tous les individus à une autorité transcendante est le seul moyen pour que les individus de ce groupe se perçoivent comme unifiés avant d’être des individus, donc comme les membres d’un seul organisme, condition sine qua non pour assurer leur cohésion systémique, leur solidarité et leur efficacité dans l’action. C’est ainsi que leur multitude sera coordonnée et qu’ils agiront « comme un seul homme ». Au risque du jeu de mots, organiser un groupe, c’est toujours le faire reposer sur des valeurs que l’on rassemble sous le terme de virilité : structure, discipline, encadrement, autorité, cohésion et solidarité. De fait, pendant des millénaires, la passion masculine a toujours été d’organiser des groupes, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, le phénomène organisationnel n’ayant pas de contenu intrinsèque. Ce que Lacan appelle être « tout phallique », c’est se reconnaître dans un ensemble, une communauté plus grande que nous et à laquelle nous sommes prêts à sacrifier notre vie individuelle car nous n’existons pas en dehors d’elle. Dans cette optique, il n’y a de jouissance à être que collective, il n’y a de sens à la vie qu’en commun, ce qui rend l’individu capable de se battre jusqu’à la mort pour défendre les idées de son groupe de référence. Les valeurs de mon groupe méritent que je puisse me battre jusqu’à la mort pour elles, la vie du groupe passe avant la mienne, telle est la maxime des groupes en bonne santé, dont l’Œdipe est bien portant. Pour qu’il y ait organisation durable et efficace, il suffit d’être prêt à mourir pour ses idées.
Gouverner par le chaos