Pour mieux comprendre ce culte du secret, il faut remonter à la Seconde Guerre mondiale et aux sables de Los Alamos, au Nouveau-Mexique, où l'équipe du projet Manhattan travaille à la mise au point de deux bombes qui s'abattront sur le Japon en août 1945. C'est de ce projet militaire ultra-secret que dérivera son avatar, le nucléaire civil. Hiroshima et Nagasaki sont aussi les lieux de la première grande dissimulation, quand les autorités américaines réfuteront l'article du premier journaliste arrivé sur place, l'Australien Wilfred Burchett, du Daily Express, intitulé : "La peste atomique" : pas question d'admettre les effets des radiations, qui doivent être gardés secrets pour mieux les étudier. L'information officielle se limite à la puissance des deux bombes et à l'importance des dégâts matériels qu'elles ont causés.
Mais, s'il y a un pays à part, une puissance nucléaire qui a plus menti que les autres, c'est bien la France. Au lendemain des deux explosions atomiques, le général de Gaulle comprend immédiatement que l'atome est vital, qu'il garantira à la France une double indépendance. D'abord militaire mais aussi énergétique. L'aventure dans le plus grand secret et, quand le chef du gouvernement signe, en octobre 1945, l'ordonnance créant le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), les missions du nouvel organisme sont claires : il s'agit de mener "les recherches scientifiques et techniques en vue de l'utilisation de l'énergie atomique dans divers domaines de la science, de l'industrie et de la défense nationale". Des relations incestueuses qui ne cesseront pas. "La situation française, cette forte imbrication entre militaire et civil, n'est comparable qu'avec celle de l'ex-URSS, d'où une culture du secret plus forte qu'ailleurs, explique Bernard Laponche, docteur ès sciences physiques des réacteurs nucléaires, expert en politique de l'énergie. Aux États-Unis, celle-ci a également existé mais, au fil des décennies, le nucléaire civil a fini par être considéré comme une industrie normale. En revanche, quand j'étais ingénieur au CEA, à la direction des piles atomiques, il n'y avait pas de distinction entre les besoins des deux filières."
Raison d’État.
Les gouvernements de gauche de la IVe République, appuyés par les communistes, ne désavoueront pas la ligne gaullienne et cette volonté d'indépendance nationale. Au fil des décennies, le nucléaire devient donc la chasse gardée des militaires et des "nucléocrates", ces brillants ingénieurs des Mines, eux aussi peu enclins à la transparence. C'est la guerre froide, et la France mobilise tous ses moyens pour être sur le podium des nations disposant de la bombe. Non sans mal. "Gerboise bleue", première bombe atomique française, explose à Reggane, dans le Sahara algérien, le 13 février 1960. Mais, au fil des décennies, la dominante militaire et la raison d’État empêcheront tout débat, transformant le nucléaire en une affaire d'initiés. "La France est le seul pays où un candidat d'un parti de gouvernement ne peut espérer accéder au pouvoir s'il émet des doutes sur le nucléaire. Cela étonne nos voisins tout comme l'absence de débat ou encore le choix qu'a fait la France en matière d'énergie de ne faire justement qu'un choix : celui du nucléaire", estime Yves Lenoir, ingénieur, fin connaisseur de la nucléocratie et président de l'association Enfants de Tchernobyl Belarus.
C'est ce lourd héritage qui aboutit en 1986 à l'un des mensonges les plus emblématiques de l'histoire du nucléaire. Tous les Français ses souviennent du fameux "nuage de Tchernobyl" s'arrêtant aux frontières de l'Hexagone. C'est par cette formule que le député Noël Mamère brocardera Pierre Pellerin, responsable du Service central de protection contre les rayonnements ionisants, l'organisme officiel de radioprotection qui avait nié, dans les jours suivant la catastrophe, le danger des radiations émanant de la centrale soviétique, empêchant que soient prises les mesures de précaution établies partout ailleurs en Europe. Mis en examen en 2006 pour "tromperie aggravée, Pierre Pellerin, âgé de 89 ans, écope d'un non-lieu. "Il est désolant que la magistrature prenne cette décision pour le 25ème anniversaire de Tchernobyl et au moment où une telle catastrophe se déroule au Japon", soupire Me Bernard Fau, avocat des parties civiles. Tout un symbole dans un pays où le nucléaire est devenu un axiome et non plus un sujet de réflexion, certains esprits mauvais suggérant que les autorités auraient pu se livrer à une délicate pression pour éviter de voir se dérouler un procès du nucléaire.
Des mensonges, il y en a eu bien d'autres. Comment ne pas sourire quand les autorités françaises s'inquiètent de la santé des travailleurs qui opèrent dans la centrale japonaise lorsque l'on sait de quelle façon sont traités ceux qu'on appelle les "nomades du nucléaire", ces intérimaires chargés de nettoyer nos centrales ?
"Incidents".
Quant aux accidents survenant dans notre parc, ils sont soit minimisés, soit bien peu évoqués, comme le seul incident de catégorie 4 survenu à Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher) ou encore l'inondation de la centrale du Blayais (Gironde) lors de la tempête de 1999. Pourquoi taire ces vérités fâcheuses ? A l'indépendance militaire et énergétique s'est joint un un impératif économique : profiter de notre exception française, cette place de numéro un mondial dans le nucléaire tant vantée, et essayer, vaille que vaille, de vendre nos centrales à l'étranger. "Notre expérience et notre technologie nucléaire font de la France un acteur majeur de ce secteur stratégique, déclarait ainsi Bernard Kouchner aux Échos, le 29 avril 2008. La France a toujours pris ses responsabilités. Les techniques dont elle a eu une maîtrise reconnue et respectée méritent d'être mises à la disposition des peuples." Mais la France a de plus en plus de mal à éclairer le monde, fût-ce à coups de centrales nucléaires. Et ce n'est pas la catastrophe de Fukushima qui va arranger les choses.
Le Point n°2010