Avant de basculer dans le maoïsme, Lardreau vécut une passion royaliste. Au moment où les ultras de l'Algérie française et de l'OAS multipliaient les attentats et plastiquaient les domiciles des militants anticolonialistes, le futur dirigeant de la Gauche prolétarienne exhortait ses copains de classe à commémorer la mort de Louis XVI. Il avait de qui tenir. Lors de notre rencontre, peu avant sa disparition, Lardreau avait tenu à évoquer ses parents, sa mère institutrice, son père professeur de mathématiques. A la Libération, celui-ci votait communiste. Mais dans les années 1930, précisait Lardreau, ce père ombrageux avait fait ses classes à l'école de l'Action française. De culture catholique, il avait admiré le chef du mouvement royaliste, Charles Maurras (1868-1952), qui fut au monarchisme ce que Marx fut au socialisme, et qui n'en finit pas d'agiter les consciences françaises.
Plus tard, au milieu des années 1970, et tandis que la parenthèse maoïste était sur le point de se refermer, Lardreau suscita l'enthousiasme du philosophe Maurice Clavel en se présentant à lui comme "un athée romain". Il paraphrasait ainsi une célèbre formule de Maurras ("Je suis romain"), dont l'une des originalités consistait à faire l'éloge de l’Église et à prôner un combat religieux, alors même qu'il était étranger à la foi, et que sa devise demeura toujours : "Politique d'abord !" Mobilisant ce registre, Lardreau ne pouvait que caresser la fibre royaliste de Clavel, qui avait lui-même été formé au creuset de l'Action française, avant guerre. Avec Clavel, et par-delà la rhétorique marxisante du moment, Lardreau partageait ce fonds culturel. Un certain esprit de révolte inséparablement chrétien et français, en fidélité à Léon Bloy et à Georges Bernanos. Confondre les méchants, vomir les bien-pensants : tel était le programme commun.
Or c'était précisément le moment où Maurice Clavel, ancien maurrassien et désormais ange gardien des maoïstes, jouait les entremetteurs : jugeant que les uns et les autres étaient porteurs d'un même élan, il avait présenté les naufragés de la Gauche prolétarienne, qu'il qualifiait de "Chouans", à quelques jeunes royalistes qui lui apparaissaient comme des "gauchistes de droite". Dispersés, mal identifiés, ces derniers seraient bientôt surnommés les "maorassiens". Tout en maintenant la tradition émeutière de l'Action française, ils voulaient la débarrasser de sa nostalgie pétainiste et de ses obsessions antisémites. Moins hostiles à la république qu'à son caractère parlementaire, ils continuaient de se revendiquer d'un Occident musclé et d'un catholicisme de combat, incompatible avec l'individualisme et le matérialisme propres à la société moderne.
Pour Lardreau aussi, entre cet ancrage "catho" et l'horizon "mao", il n'y avait nulle contradiction. Chacune de ces options reposait sur une même foi dans le peuple, dans ses traditions, dans son unité, donc sur un même refus des clivages partisans, ainsi qu'il me l'avait répété à plusieurs reprises : "Nous n'avons jamais été de gauche. Le rêve que nous poursuivions était celui d'une transformation radicale de l'homme, et cette révolution culturelle n'était ni de droite ni de gauche. La droite, la gauche, c'est un système, une bascule. J'ai toujours pensé que la gauche était profondément antipopulaire, et jusqu'à aujourd'hui j'ai haï ses bons sentiments", confiait celui qui n'hésitait guère, par ailleurs, à se définir comme "un vieux barrésien, les mauvaises langues diront maurrassien"...
Jean Birnbaum, Les Maoccidents