Dans la maison de Vézelay, en Bourgogne, où Clavel aimait organiser des discussions entre amis, Guy Lardreau côtoyait non seulement le philosophe Michel Foucault, mais aussi plusieurs de ses camarades "gépistes" (c'est-à-dire de la Gauche Prolétarienne) : Benny Lévy, André Glucksmann ou Alain Gesmar, et surtout Christian Jambet, son coauteur pour L'Ange. Dans cet essai, les deux philosophes faisaient du christianisme le modèle de toute révolution culturelle. Pour l'un comme pour l'autre, cette convergence entre soulèvement chinois et rébellion spirituelle n'avait rien d'une tardive conversion : au cœur même de ses années militantes, à l'époque où il était convaincu que le Petit Livre rouge énonçait le Vrai, Jambet était lui aussi plongé dans les classiques du catholicisme radical. Et d'abord dans Léon Bloy et Joseph de Maistre, deux écrivains qui comptent parmi ses auteurs de chevet.
Aujourd'hui, Jambet confie volontiers ce regret : avoir trop longtemps sous-estimé l’œuvre de Charles Maurras, et ce, malgré les injonctions de Maurice Clavel. A la fin des années 1970, en effet, celui-ci avait conseillé à Jambet de rencontrer le philosophe catholique Pierre Boutang (1916-1998). Professeur charismatique, successeur de Levinas à la Sorbonne, Boutang avait "appris à lire" dans le journal de l'Action française, jadis, et il était resté l'un des principaux héritiers de cette mouvance, à laquelle il souhaitait donner une nouvelle orientation. Pour Clavel, il y avait là une vieille camaraderie : dans les années 1930, son cœur avait balancé entre le fascisme façon Jacques Doriot et le royalisme version Charles Maurras, et c'est Boutang, son "cothume" à Normale sup, qui l'avait convaincu de choisir l'Action française. Dans le cas de Jambet, l'affinité était plus souterraine, elle passait notamment par une admiration commune envers l'orientaliste Louis Massignon (1883-1962). Pourtant, déplore Jambet, la rencontre souhaitée par Clavel n'eut jamais lieu : "Boutang était maurrassien et moi, j'étais sectaire ! C'est mon grand regret, d'autant plus que Maurras a été un grand penseur."
Né en Algérie en 1949, Christian Jambet est le fils d'un résistant qui lui a légué un solide sentiment antinazi. Âgé de cinq ans lorsque éclate la guerre d'indépendance, il est trop jeune pour combattre, mais demeure profondément marqué par le conflit, par l'exil familial aussi. "On m'a foutu dehors de chez moi", soupire-t-il. Engagé politiquement dès le lycée, ce fervent maoïste aura été le seul dirigeant de la Gauche Prolétarienne officiellement reçu par les autorités chinoises, à Pékin, en 1969. Aujourd'hui, le professeur de khâgne se définit comme "un Français né dans le catholicisme", et cette filiation chrétienne, il la situe entre la philosophie de Hegel et l'exégèse de Léon Bloy : "Hegel partage avec Léon Bloy l'idée que l'incarnation, qui est le fait le plus important de la foi chrétienne, est l'alpha et l'oméga de l'histoire."
Jean Birnbaum, Les Maoccidents