L'un des problèmes récurrents (et jamais vraiment résolus) de la philosophie moderne - de Hobbes à Constant - est celui de la défense de la société pacifiée en cas d'agression par des ennemis extérieurs. Comment compter, en effet , sur la disposition au sacrifice ultime de citoyens qui ne sont supposés se mobiliser pour leur communauté que dans la mesure où elle les protège de façon absolue contre la mort ? La solution la moins illogique consiste évidemment à confier la défense de cette communauté à une armée professionnelle (sans trop s'interroger sur les motivations métaphysiques de ceux qui la composent) : telle est, on le sait, le sens de la réforme décidée en 1997 par Jacques Chirac, sous les applaudissements à peu près unanimes de la gauche. Si l'on écarte cette solution, il ne reste que trois possibilités philosophiques : l'apologie de la désertion (dont Hobbes reconnaît qu'elle est parfaitement cohérente) ; la solution migratoire, fondée sur l'idée - empruntée au calcul économique - qu'un citoyen dont la vie est menacée doit toujours préférer aux risques de l'entrée en résistance l'émigration vers un site plus favorable (c'est la thèse de la "liberté intégrale de circuler", qui a la préférence de l'extrême gauche libérale) ; ou enfin, l'espoir que les progrès incessants de la technologie pourront permettre aux nations modernes de participer à des guerres sans morts (au moins de leur côté) : c'est l'hypothèse de George Bush et des stratèges de l'OTAN. Cet ensemble de solutions définit ce qu’Éric Desmons nomme plaisamment, en hommage à Céline, le syndrome de Bardamu.
Jean-Claude Miché, L'Empire du moindre mal