La crainte de la mort violente, la méfiance envers les proches, le rejet de tous les fanatismes idéologiques et le désir d'une vie enfin tranquille et pacifiée, tel semble donc être, en dernière instance, l'horizon historique réel de cette nouvelle "manière d'être" que les Modernes ne vont plus cesser, dorénavant, de revendiquer. C'est, au fond, une seule et même chose, à leurs yeux, que d'instituer une société conforme au progrès de la Raison et de définir les conditions qui permettront enfin à l'humanité de sortir de la guerre ("les conditions de la société, c'est-à-dire de la paix humaine", comme l'écrit sobrement Hobbes au début de son De Cive). Cette configuration indissolublement politique et psychologiqueéclaire, entre autres, le rôle absolument central joué dans la culture occidentale moderne, aussi bien par le refoulement de tout ce qui entoure la mort, que par le sentiment, profondément enraciné, de l'horreur et de l'absurdité de toutes les guerres, désormais comprises comme le pire des maux. Un tel sentiment, qui sera essentiel dans la genèse du libéralisme, s'est visiblement forgé, une fois pour toutes, à travers le prisme de la plus terrible d'entre toutes, la guerre civile idéologique, que le souvenir de celle-ci soit lié aux déchaînements des fanatismes religieux ou, un peu plus tard, à celui de la Terreur révolutionnaire. Ceci permet également d'expliquer que la seule "guerre" qui demeurera concevable, dans un tel dispositif philosophique, est la guerre de l'homme contre la nature, conduite avec les armes de la science et de la technologie ; guerre de substitution, dont les Modernes vont précisément attendre qu'elle détourne vers le travail et l'industrie la plus grande de l'homme contre l'homme. Christopher Lasch, avec sa perspicacité habituelle, avait parfaitement saisi ce point. La croyance moderne au Progrès - écrivait-il - ne doit pas être interprétée comme une simple "version sécularisée du millénarisme chrétien". Elle est fondamentalement le signe d'une aspiration très prosaïque à vivre enfin en paix, loin des agitations meurtrières de l'Histoire, et d'un désir légitime des individus (du moins selon Adam Smith) de consacrer désormais l'essentiel de leurs efforts à "améliorer leur condition", en vaquant paisiblement à leurs propres affaires. En ce sens, l'idéal moderne du Progrès s'enracine beaucoup moins, à l'origine, dans une attirance pour un quelconque paradis terrestre, que dans le désir d'échapper à tout prixà l'enfer de la guerre civile idéologique, c'est-à-dire dans le désir de se soustraire enfin au "plus grand des maux".
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal