La vision libérale et la question de l'Ecole

La répulsion des libéraux pour toutes "les normes édictées en commun" (selon l'expression de Daniel Borillo) s'étend bien au-delà des seules normes morales, philosophiques ou religieuses (a). La simple exigence, par exemple, d'une orthographe commune dont les règles devraient être maîtrisées par tous est obligatoirement vécue par un "éducateur" libéral comme une intervention arbitraire de l’État, incompatible avec le génie créateur spontané des élèves (b). On doit même aller plus loin. Dans une optique libérale, c'est l'acte éducatif lui-même qui tend à devenir problématique. La prétention d'enseigner quelque chose à quelqu'un (en dehors des lois du Marché, des droits de l'individu, et des savoirs strictement techniques, seules formes de l'idéal d'universalité qui soient fondées objectivement (c) est, par définition, toujours suspecte. Il est, en effet, plus facile d'y voir une manière déguisée d'imposer à autrui ce qui ne constitue qu'une opinion privée, en droit toujours déconstructible. C'est pourquoi la plupart des sociologues libéraux (et, à leur suite, de nombreux parents de la FCPE) s'accordent, depuis longtemps, à présenter l’École (ou, du moins, ce qu'il en reste) comme le terrain privilégié d'une "violence symbolique" exercée en permanence sur l'enfant, au nom de la prétention "élitiste" de certains adultes à détenir un savoir, une expérience ou une culture dont la transmission serait nécessaire à son humanisation. Ces remarques sont évidemment transposables, à plus forte raison, à l'éducation familiale elle-même (d). 

     a) On sait que la survivance (très provisoire) de coutumes et de rythmes sociaux collectifs représente, aux yeux des libéraux, une grave menace pour la liberté individuelle. C'est le cas, par exemple, de l'institution du repos dominical. Marx l'avait déjà souligné dans son chapitre sur "la lutte pour la journée de travail normale (Capital).

     b) Quant à ceux qui s'obstinent à prétendre que c'est la complexité de l'orthographe elle-même qui interdirait, de nos jours, son appropriation par les enfants des nouvelles classes populaires (et qui rêvent, par conséquent, d'une novlangue à l'usage exclusif des pauvres, dont le langage SMS pourrait probablement constituer le point de départ idéal) on fera simplement remarquer que l'accord du participe passé est beaucoup moins difficile à comprendre que la règle du hors-jeu au football, pourtant sport populaire par excellence. Le problèmes est donc nécessairement ailleurs, comme les "sciences" de l'éducation sont bien placées pour le dissimuler. 

     c) Dans une École publique libérale (pour autant qu'elle ne soit pas entièrement privatisée) on ne devrait donc normalement enseigner que les savoirs utiles à l'homo economicus (c'est-à-dire les compétences nécessaires pour s'intégrer au monde de l'entreprise et du Marché) et les réflexes idéologiques indispensables à l'homo aequalis (c'est-à-dire la formation des futurs consommateurs à l'esprit "citoyen"). Tout le reste n'est que littérature. 

     d) Dans la monadologie libérale, le lien familial ne peut être pensé que comme une modalité particulière de la logique contractuelle. "L'expression ultime de cette mobilisation juridique fondée sur le modèle du contrat est représentée par les conceptions du mouvement libertarien aux États-Unis. En effet, celui-ci affirme fortement la primauté des droits de l'individu conçus comme droits absolus qui ne pourraient être contestés au nom d'une vision holiste de la vie privée fondée sur une famille dont l'individu ne serait qu'un élément. La défense des droit de l'individu devient le principe premier qu'il revient à l’État de défendre même contre la famille" (Jacques Commaille). On comprend mieux la profonde remarque de Christopher Lasch : "Envisager le monde moderne du point de vue d'un parent équivaut à le faire dans la pire lumière possible".