A ne considérer que l'exemple de la Communauté européenne (mais cela vaudrait évidemment pour toute autre communauté, y compris nationale) la réponse semble simple. Il faut, d'un côté, un marché commun, c'est-à-dire un espace où les monades humaines puissent échanger librement leurs biens et leurs services, selon les règles d'une concurrence libre et non faussée. Et de l'autre, un ensemble de réglementations juridiques (ou espace de Droit) permettant, pour une part, de protéger cette concurrence, et, pour une autre part, de garantir à chaque monade (ou chaque libre association de monades) le droit de vivre selon sa définition privée de la vie bonne. Autrement dit, une société libérale cohérente se définit comme une agrégation pacifique d'individus abstraits qui, dès lors qu'ils en respectent globalement les lois, sont supposés n'avoir rien d'autre en commun (ni langue, ni culture, ni histoire) que leur désir de participer à la Croissance, en tant que producteurs et/ou consommateurs.
Comme, par ailleurs, ces conditions très minimales d'appartenance sont désormais en voie de mondialisation (du fait de ce que Guy Debord appelait la dégradation spectaculaire-mondiale (américaine) de toute culture), une société libérale développée doit donc logiquement finir par se considérer comme un simple site de passage, n'impliquant aucune allégeance morale particulière de la part de ceux qui ont provisoirement choisi d'y résider, et que chacun doit être libre de quitter au profit d'un autre site, dès lors qu'un calcul quelconque lui en démontre l'avantage. Exemple (dans l'hypothèse où ce calcul serait de type fiscal) : est-il plus intéressant pour moi que je devienne un citoyen belge, un citoyen suisse ou un citoyen monégasque ? C'est ce principe d'une liberté intégrale de circuler sur tous les sites de la planète (et celui, complémentaire, d'une régularisation automatique de toutes les installations passagères qui s'ensuivent) dont les partisans de gauche du capitalisme (qui sont, de loin, les plus cohérents) prétendent interdire toute critique philosophique, au prétexte qu'elle ne pourrait conduire qu'à des conclusions "racistes" ou "xénophobes" (on se souvient ainsi du rôle joué par la désormais célèbre figure du "plombier polonais" dans les formes de légitimations dites "antiracistes" du projet libéral de la Constitution européenne) (a).
a) On peut découvrir, sur le site Internet de Bertrand Lemennicier (l'un des quatre membres de la secte libérale du Mont-Pèlerin que Luc Ferry a personnellement imposés, en 2003, au jury d'agrégation des sciences économiques), cette analyse exemplaire de Gérard Bramouillé (lui-même membre de la secte et du jury) : "L'immigré clandestin abaisse les coûts monétaires et non monétaires de la main-d'oeuvre. Il renforce la compétitivité de l'appareil de production et freine le processus de délocalisation des entreprises qui trouvent sur place ce qu'elles sont incitées à chercher à l'extérieur. Il facilite les adaptations de l'emploi aux variations conjoncturelles et augmente la souplesse du processus productif." Il est donc politiquement indispensable de veiller, insiste l'universitaire patronal, à ce qu'on n'en vienne pas, par xénophobie, à faire de l'immigré clandestin "le bouc émissaire facile d'un problème difficile". On trouvera, dans cette analyse, le fondement idéologique ultime (conscient ou inconscient) de tous les combats actuels de l'extrême gauche libérale (comme ceux, par exemple, du très médiatique "Réseau Education Sans Frontières") pour légitimer l'abolition de tous les obstacles à l'unification juridique-marchande de l'humanité.
Jean-Claude Miché, L'Empire du moindre mal