Derrière le désir d'un nombre croissant d'idéologues contemporains de remettre en question toutes les différences qui séparent encore l'être humain de l'animal, et même, pour certains, des cybermachines (ce sont là, dans leur esprit, autant de discriminations politiquement acceptables), il y a, de toute évidence, un enjeu idéologique qui dépasse de beaucoup la simple question scientifique. On le voit clairement dans les travaux de Dominique Lestel (cf L'animal singulier) qui, constatant avec jubilation que "l'ère des mutants est arrivée", en déduit que toutes les critiques de la déconstruction libérale de l'idée d'humanité ne peuvent procéder que d'une "crispation identitaire", voire "ontologique".
"Tous ceux - écrit-il ainsi - qui se plaignent des temps présents et des nouvelles technologies émergentes le disent d'ailleurs d'une même voix : l'homme moderne est l'homme inauthentique (...). Toute une partie de la philosophie d'Adorno peut être lue comme un catalogue, parfois triste, parfois hilarant, des façons qu'a trouvées l'être humain de ne plus être authentique. Mais l'authenticité est à l'être humain ce que la normalité est à la maladie : un fantasme culturel". Voilà donc une excellente nouvelle pour tous ces travailleurs du monde entier (notamment en Afrique et en Amérique latine) qui, faute de maîtriser le french theory, vivent encore dans le sentiment illusoire que leurs conditions d'exploitation par les grandes firmes internationales sont "anormales" et "inhumaines", et peut-être même "aliénantes". Grâce aux Bonobos, aux mammifères marins, et aux dernières machines cybernétiques, ils sauront désormais que la manière dont ils "se plaignent des temps présents" n'est que l'effet idéologique d'un "fantasme culturel".
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal