« Les savoirs sont très vastes, écrit Hubert Reeves,
ils touchent à énormément de choses, et on peut se demander s’ils sont limités. [...] Est-ce qu’à un moment donné la science en tant que science va arriver à ses limites ? A-t-elle des limites ? Pour l’instant, on n’en voit pas, c’est une aventure. Goethe qui disait : « Le sentier ? Quel sentier ? En avant. » On fonce, on ne s’embête pas à savoir si ce que l’on fait est philosophiquement raisonnable. Un ami physicien à qui des philosophes avaient interdit d’employer tel langage a eu ce bon mot : « Et pourtant elle tourne. » Je crois que c’était la bonne attitude : rien n’est interdit sur le plan de la connaissance, on fonce, au pire on tome et ce n’est pas grave, on recule. L’esprit humain est ainsi. » Ce n’est pas faux, les architectes alexandrins voulaient sculpter le mont Athos en forme de géant et construire une ville dans sa main... Ceux du Moyen-Age ont élevé des cathédrales de plus en plus hautes jusqu’à atteindre, à Beauvais, à Sienne ou à Narbonne, les limites du possible technique ou économique et se voir contraints de laisser des monstres inachevés.
Aujourd’hui ils lancent des gratte-ciel hauts de près d’un kilomètre, comme en Chine...
L’état d’esprit de la plupart des savants correspond sans doute à celui d’Hubert Reeves ; il reflète, mais aussi contribue à façonner la démesure ordinaire de la société moderne. Ainsi, on a construit des pétroliers géants de 250 000 tonnes, on s’est aperçu que c’était trop dangereux et il a fallu faire machine arrière. La même chose se reproduit pour les navires de croisière géants, comme l’ont montré les récents et tragiques accidents des villes flottantes de plus de 5 000 passages, en particulier le naufrage du Concordia de la compagnie Costa, qui s’est échoué en janvier 2012 sur l’île de Giglio.
Selon le philosophe Dominique Janicaud, dès son origine grecque, avec la géométrie euclidienne, la science ouvrait sur l’illimité. C’est la mathématique qui invente le premier concept d’infini. Le développement scientifique ultérieur sera en quelque sorte le déploiement de la puissance du rationnel. La géométrisation galiléenne du monde débouchera sur la prétention baconienne et cartésienne à la maîtrise de l’univers, au triomphe impérialiste de la calculabilité et de la raison instrumentale.
La volonté de « refabrication » du monde par la science et la technique est manifeste dans le projet technoscientifique de la modernité. L’homme prétend recréer le monde mieux que Dieu et la nature. Pour le médecin et biologiste Henri Atlan, « c’est dans l’activité créatrice que l’homme atteint la plénitude de son humanité, dans une perspective d’imitatio Dei qui lui permet d’être associé à Dieu, en un processus de création continue et perfectible ». Ce savant plaide ainsi pour l’ectogenèse et l’utérus artificiel, au nom de l’émancipation de la femme. La vision de l’an 2000 de Marcellin Berthelot, chimiste de la fin du XIXe, est une belle illustration de ce fantasme démiurgique, parmi beaucoup d’autres : « Dans ce temps-là, déclare notre savant optimiste, il n’y aura plus dans le monde ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs : le problème de l’existence de la culture du sol aura été supprimé par la chimie, [...] chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, [...] fabriquée économiquement et en quantités inépuisables par nos usines [...]. Dans cet empire universel de la force chimique [...], la terre deviendra un vaste jardin [...] où la race humaine vivra dans l’abondance et dans la joie du légendaire âge d’or. » En 1968, le rapport futuriste de la Rand Corporation, think-tank américain proche des républicains, constitue un beau morceau de bravoure qui montre qu’en matière de délire technoscientifique, on reste toujours dans le même projet ; il prévoyait que, « vers 1995, la synthèse des protéines alimentaires [résoudrait] les famines, qu’on [aurait] le contrôle des conditions météorologiques et qu’on [pourrait] éliminer tant les maladies psychiques que les défauts héréditaires ».
En 1996, Yves Coppens, professeur au Collège de France à qui le président Jacques Chirac avait confié la présidence de la Commission sur le développement durable et l’environnement s’écriait : « Qu’on cesse donc de peindre l’avenir en noir ! L’avenir est superbe. La génération qui arrive va apprendre à peigner sa carte génétique, accroître l’efficacité de son système nerveux, faire les enfants de ses rêves, maîtriser la tectonique des plaques, programmer les climats, se promener dans les étoiles, et coloniser les planètes qui lui plairont. Elle va apprendre à bouger la Terre pour la mettre en orbite autour d’un plus jeune Soleil. [...] Elle va conduire, n’en doutons pas, l’humanité vers une réflexion meilleure, une liberté plus grande encore et une plus grande conscience des responsabilités qui accompagnent cette liberté ».
Certains manuels scolaires ne sont pas en reste, qui magnifient la technique et ses perspectives futures sans la moindre allusion à l’insoutenabilité de notre système. Ainsi, il arrive qu’on endoctrine encore les enfants en les persuadant qu’il n’existe de limites ni dans les ressources naturelles ni dans les capacités humaines. « Les voitures électriques, lit-on dans l’un d’eux, seront les voitures du futur. Elles utiliseront un combustible bon marché et peu polluant [...] Les voitures fonctionneront avec très peu d’eau et ainsi ne pollueront pas l’environnement. »
Serge Latouche,
L’âge des limites