Facemouk est le repaire caché des jeunes de cités de France. En plongeant dans les méandres des posts, j’ai constaté que nos banlieues se déchiraient sur un sujet épineux : celui des « beurettes à khel ». C’est comme ça que sont appelées les jeunes filles d’origine maghrébine qui s’entichent de garçons noirs. Il existe aujourd’hui plusieurs groupes Facebook (à l’instar de « Anti beurette à khel » ,« Les beurettes utilisent l’Islam pour justifier leurs débauches » ou le désormais disparu « Anti beurette et collabeur »), forts de près de 2000 à 3000 likes, remplis de diatribes contre ces adolescentes accusées de « trahir leur communauté ».
On reproche notamment à ces filles de ne porter le voile que pour mieux cacher leurs « comportements de petite vertu » s’éloignant de la tradition (photos dénudées, cigarettes et bouteilles d’alcool à la main, sorties dans les bars à chicha, etc) et de justifier leurs amourettes avec des garçons noirs par l’excuse « il est musulman, donc c’est bon » (sous-entendu : « vous ne pouvez rien y redire, car seul Allah peut nous juger »). Cet argument est appelé « l’excuse Bilal », Bilal étant le nom du seul prophète noir qui accompagnait Mahomet.
Une vraie chasse aux sorcières est menée sur ces groupes virtuels : des noms de « beurettes à khel » y sont postés, parfois accompagnés de leurs numéros de téléphone, et dans le même temps, on y accuse ouvertement les jeunes hommes noirs de vouloir enfanter un maximum de filles d’origine maghrébine pour qu’il y ait demain une majorité d’enfants métisses en banlieue.
J’ai discuté avec Haissam [prénom changé], qui passe une partie de son temps libre à une association en banlieue, à Aubervilliers. Haissam a 32 ans et se désole de voir « les jeunes se déchirer sur un sujet aussi inutile ».
VICE : Est-ce que cette « guerre aux beurettes à khel » est récente ?
Haissam :Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu ça il y a encore quelques années. C’est vrai qu’il y a toujours eu une forme de rivalité entre les maghrébins et les noirs, mais à l’époque où j’étais ado, elle était gentillette. On pouvait se dire des trucs assez limite entre nous, mais il y avait un accord tacite : on savait aussi qu’on ne le pensait pas vraiment. Aujourd’hui, j’observe une vraie tension autour des filles auprès des jeunes dont je m’occupe. Ce n’est pas que les mecs ne se supportent plus, ils restent tous globalement potes, mais il y a un vrai cassage qui se fait sur ces filles.
Qu’est-ce qu’on leur reproche ?
On les accuse de trop se maquiller, de sortir tard le soir, de boire, de fumer et d’utiliser l’Islam comme excuse pour se racheter une conscience. Les « beurettes à khel » sortiraient avec les jeunes hommes noirs parce qu’elles trouvent les mecs d’origine maghrébine plus fermés, plus « blédards » et plus donneurs de leçons. Quand elles se font critiquer par leurs grands-frères, elles répondent : « il est peut-être noir, mais il est musulman, donc tu ne peux pas le juger. Seul Allah peut nous juger », et c’est ce qui les rend furieux. Selon eux, les « beurettes à khel » utilisent leurs potes musulmans noirs comme excuse pour aller s’amuser.
Dans un de ses morceaux, Youssoupha va jusqu’à dire « Vous préférez les lapider, alors elles préfèrent notre coup d’rein »…
Ouais. J’entends aussi souvent que c’est à cause de célébrités comme Angelina Jolie et Brad Pitt que les adolescentes veulent des enfants métisses. Apparemment, c’est une nouvelle mode. Avoir un bébé qui a des origines, ça fait moins « blédard ». J’entends aussi que les « beurettes à khel » sont fans de Kim Kardashian qui sort avec Kanye West, et que les renois sont populaires grâce au rap US. Une fois, une jeune fille m’a aussi expliqué qu’ils avaient « plus de style ».
Au quotidien, à quoi ressemble la situation ?
Quand une fille maghrébine marche à côté d’un garçon noir, on va la montrer du doigt et l’invectiver avec une phrase à la con genre « hé Zahia ! » ou « vous partez vous cacher faire des bébés ? » Il y a un vrai sentiment de trahison chez les anti- « beurettes à khel », on cherche continuellement à culpabiliser ces adolescentes. Il y avait déjà le raisonnement « tu sors avec un céfran, tu cherches à t’occidentaliser », maintenant c’est pire. Et comme le phénomène est en train de devenir un clash permanent, il y a aussi des renois pour mettre de l’huile sur le feu et dire « ouais ouais, on va mettre enceintes toutes vos petites sœurs, et demain les rebeus n’existeront plus ». C’est ce qu’on peut lire sur Internet et entendre dans la vraie vie, maintenant.
Les groupes Facebook « anti-beurettes à khel et collabeurs » ont l’air de rajouter une couche aux tensions.
Oui, les réseaux sociaux accentuent le phénomène, notamment à cause de la délation en ligne. Quand on voit les avalanches de photos de « filles qui ont trahi leur camp », on se dit que ça tourne à l’obsession. Dans la vraie vie, on voit aussi beaucoup de bandes de jeunes aux origines différentes et complètement tranquilles avec ce que font leurs copines. Il paraît aussi que ce truc autour des « beurettes à khel » est plutôt parisien, et que dans d’autres banlieues en France, il ne retourne pas encore le cerveau de tout le monde. Enfin, ça va malheureusement changer.
C’est-à-dire ?
À cause de ces groupes Facebook, justement. Avant, ils ne réunissaient que quelques mecs un peu énervés. Aujourd’hui, ils sont rejoints par de plus en plus de monde, y compris les filles qui ont une dent contre « ces beurettes qui ne se respectent pas et font honte à la communauté ».
C’est le syndrome « Nabilla VS. Diam’s », si j’ai bien tout suivi.
Voilà. Nabilla ferait honte aux arabes pendant que Diam’s les honorerait. On trouve souvent sur Facebook des photomontages des deux, sous-entendu « choisis ton camp ». Et tout ça est en train de devenir un vrai sujet de clivage, tu es forcé d’avoir ton avis sur la question. La critique des « beurettes à khel » s’est même exportée sur un groupe comme Facemouk, pas spécialement parisiano-parisien. Même les banlieues de Lyon et de Marseille en entendent parler via les réseaux sociaux. Il y a quelques jours, le rappeur El Matador a même mis en ligne une chanson sur le sujet.
Qu’est-ce qu’il y dit ?
Il brosse le portrait de ces beurettes. « Elles aiment le fond de teint, aller en boîte, fumer la chicha et montrer leurs croupes sur Instagram. Elles rêvent de faire de la télé-réalité. Elles aiment les blacks. » C’est globalement le message.
J’ai aussi vu passer des conseils aux mecs : « ne tombez pas dans le piège des beurettes à khel qui font semblant de s’assagir ». Ouais, parce qu’il est dit des « beurettes à khel » qu’après avoir eu leurs gosses avec des hommes noirs, elles se font quitter et deviennent mères célibataires. On les accuse alors de vouloir à tout prix cacher leur mauvaise réputation et séduire les mecs musulmans réglos comme si de rien n’était. Encore une fois, cette image est à moitié un fantasme. Mais jouer sur ce fantasme permet de renforcer un peu plus la haine contre les « beurettes à khel ».
Ça justifie les tensions et ça crée des camps. Et pendant que les banlieues se divisent, les inégalités perdurent sans que personne ne lève le nez de sa merde. C’est ce que j’essaye de dire aux jeunes quand je surprends une conversation sur ce sujet, mais ma réaction les fait marrer. « Tu comprends pas, c’est hyper grave », ils me répondent.
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